Du « syndrome de Tchernobyl » au principe de subsidiarité

A tous ceux qui sont aujourd’hui tentés par un pouvoir « fort » et par la mystique du chef qui le suit comme son ombre, à tous ceux qui rêvent d’un pouvoir qui décide vite pour le bien de la nation, un pouvoir en conséquence débarrassé des alliances et des traités qui encombrent l’action et limitent la décision, à tous ceux qui plaident pour un pouvoir d’autant plus « populaire » qu’il sera remis entre le mains d’un chef charismatique qui a pris le pouls du pays et sait l’incarner, l’actualité offre, comme jamais sans doute, de lumineuses leçons et fournit quelques sujets de méditation.

On se souvient de la catastrophe de Tchernobyl qui, le 26 avril 1986, fit trembler de peur la terre entière. Une longue suite d’erreurs aboutit à l’explosion d’un réacteur nucléaire. Si les premiers pompiers et les « liquidateurs » qui permirent d’étouffer l’incendie et de faire baisser le niveau de radioactivité du site peuvent à bon droit être considérés comme des héros, héros en partie involontaires puisque les conséquences d’une irradiation n’étaient pas vraiment connues de la population, on peut tout à fait penser que parmi les vrais responsables de la catastrophe figurent divers agents qui ignorèrent volontairement le problème pour n’avoir pas à affronter une autorité supérieure sourcilleuse, perçue essentiellement comme pouvant mettre en danger leur carrière. Éviter d’avoir recours à l’autorité supérieure lorsqu’on a besoin d’elle – ou que l’on peut soupçonner un tel besoin – voilà ce que j’appelle, dans tout pouvoir « fort », le « syndrome Tchernobyl ».

C’est à peu près le même qui, en Chine, au moment de l’apparition du Covid-19, conduisit à une appréciation très tardive du phénomène par les autorités locales puis nationales. On se souvient de l’arrestation du médecin lanceur d’alerte Li Wenling, ophtalmologue à Wuhan, qui, ayant communiqué à ses collègues et amis plusieurs messages d’inquiétude en novembre et décembre 2019, fut accusé par la police avec plusieurs autres médecins d’avoir « propagé des rumeurs » et « troublé gravement l’ordre social ». Dès l’automne en effet, des chercheurs chinois comprennent qu’ils se trouvent face à un coronavirus nouveau, très contagieux et très dangereux : le nombre de cas explose à Wuhan et les morts se multiplient. Mais tout va bien. Tout est sous contrôle. Tout plutôt que d’inquiéter l’autorité supérieure dont le seul rôle semble être, comme à Tchernobyl, non d’aider les autorités sanitaires locales mais bien au contraire de les museler en les sanctionnant.

Aujourd’hui le « syndrome Tchernobyl » a contribué à engendrer deux phénomènes de dimensions mondiales particulièrement meurtriers et, ce qui est bien pire, évitables : tout d’abord la guerre en Ukraine, ensuite et à nouveau, l’épidémie meurtrière de Covid-19 en Chine en cette fin d’année 2022. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a en partie reposé sur une mauvaise appréciation des capacités de résistance des ukrainiens à une attaque russe. Les services de renseignements russes pourtant connus pour leur qualité pouvaient-ils « inquiéter » Vladimir Poutine sans se mettre eux-mêmes en danger ? Les sondages d’opinion réalisés en Ukraine par le FSB étaient pourtant sans appel. Quant aux Chinois, ils se sont lancés dans une stratégie « zéro covid » sans aucune réelle appréciation de son acceptabilité psycho-sociale et n’ont changé de stratégie que lorsque le voyant politique a viré au rouge, c’est à dire lorsqu’une opposition populaire massive s’est manifestée au grand jour à Pékin, Shangai, Urumqi… Le virage a été tardif et brutal, il aurait fallu le négocier plus tôt et plus lentement, en assortissant la mesure d’ouverture d’une large couverture vaccinale. Mais il aurait fallu pour cela non seulement sortir d’un isolement international hautain mais aussi se donner les moyens d’écouter la population plutôt que de la « guider » jusqu’à épuisement ou… rébellion.

Face à cette pratique dévoyée des structures de pouvoir il est bon de rappeler ce que peut être un principe de subsidiarité bien compris, soit l’inverse quasi symétrique de ce « syndrome Tchernobyl ». Celui-ci stipule que les décisions doivent être prises au plus près du terrain, par les parties prenantes elles-mêmes et que l’on ne va chercher l’échelon supérieur que si l’on n’arrive pas, manque de compétences ou de moyens, à régler question seul. Ce principe connu dès l’antiquité a été activé par Léon XIII dans Rerum novarum qui lui a donné son cadre : l’Etat doit laisser vivre les corps intermédiaires à l’œuvre dans la société et respecter le domaine propre des personnes. Il n’a pas à agir directement mais à régir, c’est-à-dire à contrôler et réglementer, tout en intervenant chaque fois que les personnes, seules ou en groupe, sont défaillantes, selon l’idée d’une complémentarité organique des différentes communautés, à commencer par la famille. Pie XI quarante ans plus tard donne à la notion une plus grande valeur en se fondant sur l’expérience et la pensée du fédéralisme allemand. Il faudra attendre 1992 pour que la subsidiarité entre dans le droit communautaire européen.

Au moment où les Britanniques se prennent à regretter le Brexit et où les Russes voudraient imposer un ordre politique impérial en Europe, il serait bon que les Européens ouvrent les yeux et comprennent que l’Europe est une chance pour chaque nation qui y vit. Mais il faut être attentif à ceci : tout d’abord l’exercice de la subsidiarité demande du temps, ensuite elle ne peut pas être envisagée comme un outil infaillible, ni même à vrai dire comme un outil tout court. Il s’agit avant tout d’un principe et d’une disposition d’esprit qui doit infuser le corps social dans son ensemble.

Jean-Pierre Rosa, éditeur et ancien délégué général des Semaines sociales de France, le 12 janvier 2023

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