La solidarité intergénérationnelle à l’épreuve de la pandémie

Il y a quelques mois, La Croix titrait à la Une « Résidents en Ehpad : les a-t-on assez protégés ? ». Et l’éditorial du même jour sur une colonne à la Une titrait « Premier emploi : les jeunes en fin d’études sont pénalisés par la crise du coronavirus » [1]. Cette mise en regard frappante montre que la pandémie de COVID-19, bien qu’engendrant un sentiment d’interdépendance de l’ensemble de la population nationale et mondiale, ne touche pas uniformément les générations.

Du point de vue sanitaire, le taux de mortalité augmente en France d’un facteur 8 à 10 pour chaque génération (tranche de 20 ans) [2]. Le gouvernement indique que les plus de 60 ans représentent 90% des décès [3]. La solidarité sanitaire s’exerce donc essentiellement au profit de la préservation de la vie des plus de 60 ans. Le coût de cette solidarité, en revanche, est essentiellement porté par les moins de 60 ans: ce sont eux qui subissent des baisses de revenus s’ils sont au chômage ou si leur activité indépendante est mise à l’arrêt, ce sont les enfants et étudiants qui ont pâti de la fermeture des écoles et universités, et les jeunes en sortie de scolarité qui ne trouvent pas de stage ni de travail. Les retraites, elles, ne subissent pas de diminutions, ni les allocations personnalisées d’autonomie.

De plus, bien qu’il ne faille pas négliger le cas des personnes âgées logées en institutions, c’est essentiellement pour les 2 premières générations (moins de 40 ans) que le confinement a pu être pénible: les familles qui se sont retrouvées tassées, en télétravail et avec de jeunes enfants désœuvrés, dans un logement exigu et sans balcon ont été plus nombreuses dans ces générations pour lesquelles l’aisance immobilière n’arrivera (peut-être) que bien plus tard dans leur vie.

Demain ou après-demain, lorsque le virus sera vaincu, un intense effort sera demandé, encore une fois, aux moins de 60 ans : « vaches maigres » d’un chômage de longue durée, modération salariale voire perte d’emploi, et, pour les plus jeunes, rattrapage du programme scolaire et insertion difficile sur le marché du travail. Mais un effort financier non moins intense sera également nécessaire pour éponger les sommes conséquentes dépensées par l’Etat pour combattre la pandémie, financer le chômage partiel et pour remettre à niveau notre système de santé. Nous n’échapperons pas à un effort fiscal qui, du point de vue intergénérationnel, devra être équitable et tenir compte non seulement de la situation de chacun, mais aussi de la contribution déjà consentie pendant et en conséquence de la pandémie, et du bénéfice personnel (statistique) tiré de cette lutte (on l’espère) victorieuse. Les plus de 60 ans concentrent en France la majeure partie de la fortune mobilière, immobilière, de même qu’une part très significative des revenus (du capital ou de remplacement): il faudra donc veiller à ce que la fiscalité additionnelle future tienne compte de leur capacité contributive notable.

Ainsi, une hausse importante des droits de succession pourrait être envisagée. France Stratégie relève [4] qu’à l’horizon 2050, c’est au moins 25% du patrimoine total d’un français moyen qui sera issu d’un héritage. Toutefois, cet héritage est très peu équitablement réparti : il profite d’abord aux plus âgés [5] et à ceux qui ont de plus hauts revenus. La fiscalité de la succession est donc déjà un facteur d’accroissement des inégalités et des tensions sociales. La mobilisation de cette fiscalité pour l’apurement du coût de la pandémie est aussi une occasion à saisir pour renforcer son équité et sa mise au service d’une plus grande cohésion sociale. Le financement de la dépendance est aussi à questionner : faut-il nécessairement l’assurer par un prélèvement à effectuer sur les personnes en âge de travailler ? Ne peut-il s’envisager sous forme d’une redistribution interne à une génération ? Ou bien sous la forme d’une assurance-dépendance obligatoire prélevée non pas sur les salaires mais sur les pensions de retraite ?

« Le but de ces propositions n’est pas une volonté de relancer les tensions intergénérationnelles, mais au contraire d’éviter qu’elles ne renaissent à la faveur de la pandémie. Il s’agit de mettre à contribution toutes les générations, pour éviter que l’une d’elles ne s’estime être une « génération sacrifiée » sur l’autel de la survie de celles qui la précédent. »

Le but de ces propositions n’est pas une volonté de relancer les tensions intergénérationnelles, mais au contraire d’éviter qu’elles ne renaissent à la faveur de la pandémie. Il s’agit de mettre à contribution toutes les générations, pour éviter que l’une d’elles ne s’estime être une « génération sacrifiée » sur l’autel de la survie de celles qui la précédent. On sait que les plus anciens qui en ont les moyens aident beaucoup leurs enfants et petits-enfants [6], il ne s’agit pas de leur faire un procès en manque de générosité. Mais la générosité n’est pas la justice. Et s’ils aident leur propre descendance, ils n’aident pas nécessairement celle des autres, ou alors seulement indirectement via leur implication dans les associations caritatives et les dons qu’ils leur consentent. Mais la charité n’est pas la justice. Or ce qui fonde la solidarité intergénérationnelle, c’est d’abord l’exigence de justice.

Au sujet des liens intergénérationnels, la pensée sociale chrétienne souligne que le principe de solidarité est intrinsèquement intergénérationnel [7]. Elle explicite que cette solidarité ne peut être exclusivement intrafamiliale, mais est devenue sociale [8]. Dans le contexte français, peu avant la précédente crise (celle de 2008), les évêques de France avaient publié un texte de grande qualité [9], dont le chapitre 2, intitulé « être solidaires, c’est vivre ensemble avec des générations différentes » jugeait « urgent d’inventer un pacte intergénérationnel » et recommandait en particulier « d’être attentif à ce qu’implique l’évolution démographique à laquelle nous assistons en étant solidaires : pour reconnaître que les jeunes générations ne peuvent en assumer seules les conséquences économiques (retraites, sécurité sociale, etc.) […] ».

Honorer son père et sa mère, respecter leur droit à une vieillesse sereine et sécure, ne devrait dont pas conduire à hériter d’une « longue vie sur la terre» qui soit vouée à reconstruire péniblement et indéfiniment un champ de ruines économiques et sociales.

Enfin, le 4ème commandement dit: « Honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne ». On retient souvent la première partie de ce commandement, mais il constitue un tout dont la seconde partie ne saurait être ignorée. Le catéchisme de l’Eglise Catholique précise [10]: « le respect de ce commandement procure, avec les fruits spirituels, des fruits temporels de paix et de prospérité ». Honorer son père et sa mère, respecter leur droit à une vieillesse sereine et sécure, ne devrait dont pas conduire à hériter d’une « longue vie sur la terre » qui soit vouée à reconstruire péniblement et indéfiniment un champ de ruines économiques et sociales. La paix, qui passe par la fraternité et l’équité au sein du corps social, et la prospérité qui doit permettre une vie pas moins bonne que celle des générations précédentes, devraient être la conséquence naturelle du respect de ce commandement. Si ce n’était pas le cas, c’est qu’un déséquilibre se serait produit par rapport au plan de Dieu, qui a « donné [cette] terre » pour le bien des générations présentes et futures.

Souhaitons que toutes les générations ce notre terre sachent consacrer avec générosité leurs richesses, le travail des uns et les moyens matériels des autres, à assurer un « monde d’après » qui soit le reflet du plan de Dieu pour l’Homme.

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Eric Wendling, administrateur des SSF

  1. La Croix du 22 mai 2020.
  2. Calcul de l’auteur issus des données « Santé Publique France » (Géodes) et Gouvernement croisées avec les données de répartition de population Insee, au 22/08/2020.
  3. Site « https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/comprendre-la-covid-19 » / « catégories de la population les plus touchées » – consulté le 29/09/2020.
  4. Note d’analyse n°51, Janvier 2017, France Stratégie. « Peut-on éviter une société d’héritiers ? » – https://www.strategie.gouv.fr/publications/eviter-une-societe-dheritiers
  5. 50% des plus de 50 ans ont reçu un héritage ou une donation contre seulement 25% des moins de 30 ans – in Note d’analyse n°51, ci-dessus.
  6. La Croix du 18 Septembre 2019 : « Emploi, impôts, retraites… Pourquoi la guerre des générations n’aura pas lieu » qui cite une enquête IFOP pour le « club Landoy » (enquête qui toutefois ne recueille pas l’avis des moins de 45 ans).
  7. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, article 195 : « Le principe de la solidarité implique que les hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu’ils ont à l’égard de la société dans laquelle ils sont insérés: ils sont débiteurs des conditions qui rendent viable l’existence humaine, ainsi que du patrimoine, indivisible et indispensable, constitué par la culture, par la connaissance scientifique et technologique, par les biens matériels et immatériels, par tout ce que l’aventure humaine a produit. Une telle dette doit être honorée dans les diverses manifestations de l’action sociale, de sorte que le chemin des hommes ne s’interrompe pas, mais demeure ouvert aux générations présentes et futures, appelées ensemble, les unes et les autres, à partager solidairement le même don ».
  8. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, article 367: « À l’époque de la mondialisation, il faut souligner avec force la solidarité entre les générations: Auparavant, la solidarité entre les générations était dans de nombreux pays une attitude naturelle de la part de la famille; elle est aussi devenue un devoir de la communauté. »
  9. « Perspectives pour une société juste et fraternelle » (commission sociale de la conférence des évêques de France , 1er juillet 2008)
  10. Catéchisme de l’Eglise Catholique, article 2200.

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