Qui suis-je pour vouloir changer le monde ?

Conférence de Cynthia Fleury lors de la 94e Rencontre des SSF autour du thème « Une société à reconstruire, engageons-nous »

Isabelle de Gaulmyn (1) : Au début de votre dernier ouvrage, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (2), vous écrivez : « Il y a ici une décision, un parti pris, un axiome : ce principe intangible, cette idée régulatrice, c’est que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut. » Il suffit donc de pouvoir aujourd’hui ?

Cynthia Fleury (3) : Ce n’est pas une provocation, mais cela reste néanmoins une décision morale, presque un pari. Je voyais bien l’aspect biaisé de ma proposition, puisque je ne nie absolument pas la réalité des conditions objectives, du ressentiment, de la difficulté, de la souffrance, de la colère, de l’envie de vengeance. Nous connaissons tous la réalité de la psychodynamique, c’est-à-dire l’impact du milieu qui nous entoure. Le sujet n’est pas hors-sol, il est investi par ce milieu. Si ce milieu est toxique, s’il vient chaque jour remettre le sujet dans sa vulnérabilité, ce dernier en subit l’impact, bien évidemment. Sans nier cette réalité, je fais le pari de dire que le sujet peut choisir entre le déterminisme total et la possibilité éventuelle d’un pas de côté, d’une liberté pour qui s’extrait de cette détermination socio-économique, culturelle, psychique. Je ne saurais nécessairement en fournir la preuve, mais, dans ma pratique clinicienne, j’observe ces deux attitudes et je ne sais pas pourquoi certains patients restent enlisés dans la souffrance. Est-ce parce qu’ils ne peuvent pas en sortir ou qu’ils ne veulent pas ? Parfois, c’est clair, parfois c’est plus compliqué. Moi, en tant que soignante, dois-je me positionner, pour le soigner, du côté « le sujet ne peut pas » ? Est-ce ainsi que je vais produire un accompagnement le plus vigoureux possible ? J’ai bien conscience qu’il y a une décision morale, celle que l’homme peut. Malgré tout, même si l’homme peut, il n’est pas seul responsable, et c’est à nous tous, individus et collectivités, d’y travailler. Le livre redonne l’obligation aux institutions de faire leur part pour accompagner les individus dans une démarche capacitaire, mais il y a aussi un impératif moral individuel de se dire « je dois pouvoir » et d’agir en sorte. Mon engagement est politique, du côté de l’éducation et du soin, et j’accompagne l’individu pour qu’il aille vers ses capacités, qu’il valide le fait que c’est possible.

Isabelle de Gaulmyn : Nous sommes dans une société où l’on demande de plus en plus de protection à l’État. Est-ce un frein à l’engagement ? N’y a-t-il pas tendance à la victimisation ?

Cynthia Fleury : C’est tout le problème, car la reconnaissance de la souffrance est nécessaire au sujet, sinon, il a le sentiment inique d’une double peine. La question est de savoir si la vérité psychique d’un sujet est au même endroit que la vérité politique, historique, voire juridique. Je pense que non. Pour un sujet, il est dangereux de considérer que, psychiquement, il est victime. C’est nécessaire dans un premier temps, mais, pour en sortir, il va devoir se positionner ailleurs. Les théoriciens d’une grande école de psycho dynamisme, d’interactionnisme – ou de ce qui a donné lieu aux TCC (thérapies comportementales et cognitives), les thérapies brèves, l’école de Palo Alto –, ont un personnage emblématique pour l’expliquer, le baron de Mûnchausen. Dans le texte de Paul Watzlawick consacré au baron (4), il est écrit : « Le baron arrive avec son cheval, il doit sauter la mare et il tombe dedans. « Mon Dieu, il a fallu que je tire par les cheveux moi et mon cheval pour m’en sortir. » » Se tirer soi-même de la mare.

Ce seuil qualitatif de la sortie, comment le franchit-on ? Ce n’est pas écrit à l’avance, cela se fait avec un tiers résilient ou pas, toujours avec une part active de soi même, même minuscule. La difficulté est à la fois de reconnaître le fait qu’on a subi quelque chose et d’aller chercher un caractère actif qui n’a pas été atteint ou qui va pouvoir se retrouver. La vérité du traumatisme est que ce pouvoir agent est atteint. Je crois au travail des tiers résilients, que ce soient des amis, des thérapeutes, des livres, une idée, un souffle, une odeur, se retrouver devant la mer, aller se bagarrer avec le sport, marcher, mais on n’est parfois plus capable de saisir ces petits chemins-là et c’est là que l’autre peut être une aide. Je fais le pari que c’est possible. Nous avons peur de l’avenir, nous sommes dans un monde de grandes incertitudes alors même qu’il ne supporte ni l’incertitude ni le risque. C’est un monde de l’ultra-performance, de l’injonction à la performance, ce qui est difficilement compatible avec l’incertitude qui nécessite une certain souplesse. On ne peut pas tenir des objectifs intenables parce que le monde va chavirer.

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(1) Isabelle de Gaulmyn est rédactrice en chef du journal La Croix.

(2) Gallimard, 2020

(3) Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury est professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

(4) Les Cheveux du Baron de Mûnchausen, 1988, trad. Seuil 1991.

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