Quel rôle des religions pour refaire société ?

Texte complet de la table-ronde « Quel rôle des religions pour refaire société » lors de la 94e Rencontre des Semaines sociales de France.

Philippine de Saint-Pierre(1) : Vous ne parlez pas du même point de vue institutionnel, mais vous avez un intérêt commun pour le service du frère. L’engagement religieux est-il aussi au service du bien commun ? Peut-il unir plus qu’il ne divise ? Qu’attendez-vous des croyants ?

Pauline Bebe(2) Dans la question même qui est posée, on oppose les religions à la science et aux autres parties de la société, de même que le croire au savoir. Michel Serres disait : « Les théories scientifiques se succèdent, mais les mythes ont la vie dure(3) » et s’interrogeait à la fin de sa vie sur la pérennité de ces histoires, qui ne sont pas forcément des vérités scientifiques, mais qui animent l’esprit humain. Avec la pandémie, nous vivons l’urgence et, dans l’urgence, il faut décider vite et répondre à des injonctions contradictoires. Nous assistons à une déresponsabilisation des individus et même des groupes que nous constituons en tant que représentants religieux. Il n’y a pas d’un côté la religion et de l’autre la société, nous faisons société tous ensemble.

Écrire ensemble l’histoire

En termes d’étymologie, il est bon de revenir aux langues qui portent les religions. Pour le judaïsme, c’est l’hébreu, la langue de la Bible avant qu’elle ne soit traduite  dans d’autres langues. Le mot société, hevra vient du mot haver, l’ami, donc en fait un nœud. Il y a de bons et de mauvais nœuds, ceux qu’on n’arrive pas à défaire, et des nœuds très forts qui permettent d’établir la relation avec l’autre. Le mot rédaction vient de la même racine, hibour, comme si, entre amis, il fallait tisser une histoire ensemble provenant de fils différents. Nous avons tous des croyances ou des noncroyances. Ce n’est pas si simple dans le judaïsme, puisque le mot que l’on traduit par croyance, emouna, c’est plutôt la confiance. Nous venons d’horizons différents et pourtant nous devons écrire ensemble cette histoire. Cela s’est fait dans le passé, peut-être le tissu est-il aujourd’hui ajouré. Reprenons ce fil de l’Écriture ensemble. Un midrash (Genèse Rabba), une histoire rabbinique, se pose la question suivante : pourquoi raconte-t-on dans la Bible que l’humanité a été créée à partir d’un seul couple ? C’est, bien entendu, un mythe anthropologique. Au Ier siècle de notre ère, les rabbins répondaient que nous avons été créés à partir d’Adam et Ève, un seul couple, pour que personne ne puisse se réclamer de telle ou telle origine, et donc se sentir supérieur. On trouve dans ces textes une forme de sagesse. De même que l’on fabrique une monnaie à partir d’un même moule, Adam et Ève sont le moule à partir duquel nous avons été créés et nous sommes pourtant tous différents. Il est difficile de concevoir que nous pouvons être tous mêmes et différents et que nous devons dialoguer grâce à cette différence.

Place à la délicatesse et au respect de la pluralité

La crise sanitaire a généré une forme de brutalité de la société. Les religions ou les pensées spirituelles peuvent réintroduire de la délicatesse. Malgré le travail remarquable des soignants, l’urgence a entraîné une forme de déshumanisation, on a parfois traité le malade comme un objet plus que comme une personne. J’ai accompagné au cimetière une femme de 90 ans qui venait enterrer son fils mort du Covid. Elle se déplaçait avec un déambulateur et voulait aller aux toilettes, qui étaient fermées en raison de la pandémie. Elle a dû s’éloigner entre les tombes. Cette image m’a fait penser que l’humanité a été oubliée. On peut tenir l’urgence d’un côté et respecter l’humain de l’autre, et cela n’a pas toujours été le cas.

À l’époque biblique – que je ne souhaite pas retrouver pour autant – il y avait ces discussions et ces dialogues entre le pouvoir politique et le pouvoir prophétique, on savait se consulter. Nous avons chacun des spécialités, mais les mouvements spirituels que nous représentons ont une certaine sagesse, une pérennité. Nous avons un rôle à jouer pour réinstaurer une forme de dialogue, réintroduire la capacité de faire face à une pluralité d’opinions. Nous avons eu le sentiment d’être gouvernés par la science, censée détenir la vérité. Or, nous constatons que les scientifiques n’ont pas tous la même opinion. Il y a une pluralité dans la capacité d’analyser le réel – ce que sait la physique quantique. Mais le public est perdu face à cette pluralité d’opinions scientifiques.

Dans le judaïsme, les personnages d’Hillel et Shammaî, maîtres du 1er siècle de notre ère, se chamaillaient. Le Talmud dit à leur propos que « celle-ci et celle-là sont les paroles du Dieu vivant » (Eruvin). C’est-à-dire que le pluralisme peut exister à l’intérieur de nos religions et dans la société. Le pluralisme et la diversité d’opinion, c’est l’envers du fondamentalisme, du despotisme, c’est la capacité de remettre en question. Nous avons des progrès à faire en France sur la possibilité de dire qu’on peut faire une erreur, de remettre en question une décision qui n’est pas la bonne, la réajuster, la réorienter pour être plus juste.

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(1) Philippine de Saint-Pierre est directrice générale de KTO.

(2) Pauline Bebe est rabbin de la communauté juive libérale Île-de-France.

(3) Relire le relié, éd. Le Pommier, 2019.

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