Dossier La Tribune du Christianisme social

La tribune : Eglise de demain : inventons-la maintenant

Un mois de mai en chasse un autre. En mai 1986, la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) réunissait 40 000 jeunes à la Courneuve pour « Villavenir ». En mai dernier, le lundi de Pentecôte, le traditionnel pèlerinage de Chartres attirait plus de 16 000 jeunes catholiques. Presque quarante ans séparent ces deux époques, ces deux faces d’une Eglise toujours inquiète de son rajeunissement. Mais les mêmes symptômes d’une forme d’orgueil demeurent. Dans un « camp » comme dans l’autre, on a publié des communiqués triomphants ; on a tiré la couverture à soi ; on a brandi sa démonstration de force comme une preuve que le cœur de l’Eglise bat plus à gauche ou plus à droite ; enfin, on s’est bercé de l’illusion d’être l’avant-garde de la reconquête du désert spirituel et ecclésial que serait devenu notre pays.

On sait ce qu’il est advenu des prétentions de la JOC. De celles des catholiques traditionalistes, on verra bien… Mais l’histoire est faite de sempiternels et imprévisibles retours de balanciers et de retournements de manivelles. Rien n’est jamais acquis. Tout est provisoire et relatif. Les protagonistes événementiels et leurs commentateurs semblent parfois oublier cette donnée purement historique. Elle a toutefois un double avantage : elle favorise l’art de la nuance et elle prémunit contre l’arrogance.

Le cardinal Jean-Marie Lustiger m’avait un jour confié : « La JOC a été fondée par un grand mystique. Et elle s’est perdue en perdant son élan mystique ». Qu’est-ce que la mystique ? Cette notion donne lieu à un foisonnement de définitions. Ce qui prouve qu’elle est une expérience spirituelle variée et pluraliste. Mais il y a une définition qui, pour moi, sort du lot. Elle est de l’historien et philosophe jésuite Michel de Certeau. Il dit : « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher ». Bonne définition du pèlerin au sens propre comme au sens figuré, car au fond nous sommes tous des pèlerins sur cette terre. Mais ce qu’induit aussi la formule de Certeau, c’est l’impossibilité pour un vrai mystique d’être statique, répétitif et autosuffisant (ou autoréférentiel pour parler comme le pape François). Le mystique serait une sorte d’émule chrétien du poète Rimbaud : un homme ou une femme de foi portant des semelles de vent. Pour ce type de mystique, la foi n’est pas une mère-patrie religieuse, ni un système dévotionnel en vase-clos. C’est au contraire une liberté spirituelle toujours en marche et cherchant l’Autre en rencontrant les autres. « L’homme qui marche », la fameuse statue en bronze de Giacometti pourrait être l’icône de ce style de chrétien. Et le livre à succès de Charles Wright, « Le chemin des estives », sa boussole pour entrer en conversation avec le vaste monde.

Le génie du christianisme ce n’est pas le culte du temps fixé et immobile, c’est la célébration du mouvement permanent et imprévu de la vie. Ce rapport fondamental au temps, aux autres, voilà ce qui distingue probablement les marcheurs de Chartres d’autres marcheurs catholiques sans chemins ni idées préconçues.

Depuis l’enquête de « La Croix » sur le profil des participants aux JMJ au Portugal et le succès du pèlerinage de Chartres, beaucoup de commentaires se polarisent sur le profil « traditionnaliste » et « réactionnaire » d’une partie de la jeunesse catholique. Comment s’en étonner compte-tenu de la sociologie actuelle du catholicisme française ? Comment s’en étonner dans un pays où les idées d’extrême droite ont le vent en poupe ? Comment s’en étonner quand on a laissé s’installer dans l’Eglise de France, par excès d’insouciance ou de complaisance, un « néo-lefebvrisme » idéologique sur fond de revendication liturgique ? Comment s’étonner qu’y adhère toute une jeunesse, vierge de toute controverse conciliaire, pour étancher sa soif d’identité, de certitude et de « lumière dans les ténèbres » comme ils disent ?

Comment réagir ? En ne refaisant pas les erreurs du passé. En cessant de remorquer, par exemple, ceux qui pensent que la solution est de regarder dans le rétroviseur. Qu’arrive-t-il à la fin ? Ils réclament de prendre le volant. Quand on remorque de vieilles idées, remises au goût du jour, on finit toujours par bégayer, radoter et puis par être dépassé. La meilleure réponse aux sirènes du retour en arrière c’est de prendre leur réclamation au sérieux en faisant… du neuf, en créant, en inventant. Inventons ! Qu’attendons-nous pour être des inventeurs liturgiques capables de rendre toute sa beauté, sa plénitude à la liturgie de Vatican II ? Des monastères bénédictins et cisterciens ont déjà ouvert la voie. Qu’attendons-nous pour créer de nouveaux « petits printemps », comme l’est encore, par exemple, la communauté de Taizé ? Des jeunes y passent chaque année par milliers pour s’initier à la contemplation et à la fraternité. Qu’attendons-nous pour créer davantage de tiers-lieux favorisant une spiritualité de la rencontre, du partage, de l’émerveillement dans nos quartiers, nos villes et nos campagnes ? Qu’attendons-nous pour inventer des lieux, des liens, plutôt que de ressasser nos critiques, nos peurs et nos lamentations ?

Ce qui nous manque pour inventer c’est peut-être l’élan mystique qui féconda la JOC, ou encore auparavant le Sillon et les Semaines Sociales de France. J’entends déjà poindre l’objection : « Mais les mystiques sont un peu fous non ? ». Une réponse a été apportée dans une prière. Elle a été écrite par Louis-Joseph Lebret (1897-1966) un dominicain très sérieux, économiste de son métier et influenceur d’une grande encyclique sociale : « O Dieu, envoie-nous des fous qui s’engagent à fond, qui s’oublient, qui aiment autrement qu’en paroles, qui se donnent pour de vrais, jusqu’au bout… »

A défaut de se découvrir une âme, un talent, une mission de fou, on peut toujours dire cette prière pour qu’il en advienne autour de nous. Car ça urge !

Michel Cool, administrateur des SSF

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