Pauvreté, écologie, nouvelles technologies : peut-on réellement agir ?

Texte complet de la table-ronde lors de la 94e Rencontre des SSF

Véronique Fayet(1) : La pauvreté fait peur, soit les chiffres nous glacent, soit ils nous laissent indifférents. On compte 2,8 milliards de personnes dans le monde qui vivent avec moins de 2 dollars par jour, presque la moitié de la population mondiale, un milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable, et, en France, on frôle les 10 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, dont 3 millions d’enfants. C’est le visage des pauvres qui fait peur. Que peut-on dire ? Que peut-on faire ? On peut commencer par dire bonjour. Un SDF nous disait qu’il voyait des centaines de visages, mais qu’il ne voyait jamais un regard. On peut s’arrêter, regarder les yeux dans les yeux, dire bonjour, demander son nom et le nommer. Il existe des centaines d’occasions d’engagement à côté de chez soi, dans des repas partagés, des jardins partagés, des associations comme JRS Welcome qui héberge des migrants à domicile. Il faut se prendre par la main, vouloir cette expérience de la rencontre, car les pauvres ou les migrants ne sont pas des entités abstraites. Jean Rodhain, fondateur du Secours catholique, s’est aperçu un jour qu’il devenait trop administratif, pris dans la logistique, et s’est obligé à rencontrer chaque semaine une personne pauvre, âgée, un malade, un prisonnier. Il disait de ces personnes : « Auprès d’elles, j’apprends le courage. Elles ouvrent des brèches dans mes mesquines murailles. » La rencontre d’une personne en difficulté ouvre des brèches, par lesquelles l’amour peut entrer. Il faut oser la tendresse.

Le pape François nous dit dans Fratelli Tutti : « Les plus petits doivent susciter notre tendresse. Ils ont le droit de prendre possession de notre coeur, de notre âme, ils sont nos frères. » Cette tendresse est le déclic. À partir du moment où on se sent frère de quelqu’un, on est poussé à agir puisque, pour ses frères, on veut la justice, on n’accepte pas qu’ils soient à la rue, humiliés, brutalisés. On voit tous les jours des images de violence lors de l’évacuation de camps de migrants, une violence un peu paroxystique autour des migrants, mais aussi une violence ordinaire. Quand on lit une enquête sur le budget des ménages, on comprend que les gens font face à des choix impossibles, qu’une fois tout payé, il ne reste rien pour les enfants, qui se retrouvent coupés de relations sociales.

La rencontre nous pousse à réagir, la fraternité et l’amitié avec les pauvres nous poussent à l’intranquillité et à l’action. On peut agir individuellement : donner à des associations, payer ses impôts, car la fraude représente un vol pour l’État, s’informer, essayer de comprendre le monde. On peut aussi passer à des engagement collectifs, en participant à une association de quartier, à des manifestations citoyennes. Il faut s’efforcer d’être cohérent. À Soumoulou, un petit village près de Lourdes, une équipe du Secours catholique avait organisé une distribution alimentaire classique, jusqu’au jour où la bénévole a eu l’idée de réunir tous les bénéficiaires de cette aide et leur a demandé comment ils vivaient cette distribution et ce qu’ils pourraient faire ensemble. Ils ont basculé d’une distribution alimentaire classique vers un groupement d’achat et un jardin partagé ; un homme qui vivait la distribution comme une honte est devenu l’acheteur du groupe et négocie avec les agriculteurs. Demander à l’autre ce qu’il veut, son désir profond, comme le faisait Jésus, c’est simple et c’est beaucoup. Cette attention à l’autre permet d’agir ensemble. On entre dans une action collective qui est déjà une action politique.Le pape parle de petits gestes qui ont une portée civile et politique. (FT 181)

Isabelle de Gaulmyn : Faut-il passer à la dimension politique ?

Véronique Fayet : Cette dimension politique est importante, même si la charité pratiquée collectivement dans l’espace public est déjà un geste politique. Si l’on veut s’engager politiquement, il faut se demander comment on veut transformer le monde ensemble. Au fond, qui veut un monde plus juste ? Comment vaincre nos peurs ? Comment transformer l’opinion publique et les hommes et femmes politiques ? Car ils sont à l’image de l’opinion publique et si celle-ci a un rejet massif des migrants ou des pauvres, les politiques ne seront pas forcément plus vertueux.

Le pape retient deux choses : mettre les gens en sécurité ; reconnaître les tâches nobles que chacun fait pour la société (s’occuper des enfants, de personnes âgées, faire du bénévolat). Cela rejoint ce que le Secours catholique essaie de porter en ce moment en France : un revenu minimum garanti pour les plus fragiles, plus élevé que le RSA actuel, automatique, car 30 % des gens qui devraient le toucher ne le deman23 dent même plus. Chacun – notamment les jeunes particulièrement malmenés par la crise – doit avoir un revenu minimum qui le mette en sécurité, lui permette d’envisager l’avenir, sans crainte d’être expulsé, de ne pas pouvoir nourrir ses enfants. Est-on prêt collectivement à faire un investissement d’avenir pour que les jeunes aient un accompagnement vers l’emploi et la formation avec une allocation suffisante pour manger et se loger ? Sommes-nous tous d’accord pour ce revenu de base ? Certains craignent que cela n’encourage la paresse. Il faut ouvrir le dialogue entre nous et avec ces personnes les plus pauvres, ces jeunes en difficulté.

Qu’est-ce qui est acceptable pour nous ? Nous avons tous des réticences, il faut vaincre nos peurs et nos résistances. Dialoguer est une manière de s’engager. Par quelles peurs la société est-elle traversée et comment ensemble construire un monde plus juste, plus fraternel et, par une juste répartition des richesses, notamment par l’impôt, permettre à chacun de vivre en sécurité ? On a le devoir de s’interroger et d’instaurer ce débat en créant des lieux de dialogue pour faire progresser ces idées.

Ces mots de fraternité, d’amitié sociale, de dialogue, de charité publique sont le fil rouge de l’encyclique Fratelli Tutti. C’est un beau texte qui peut nous donner des pistes d’engagement.

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(1) Véronique Fayet est présidente du Secours catholique.

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