République et raison d’être

De nombreuses entreprises françaises se sont données, depuis la loi PACTE, une « raison d’être » explicite. Elles l’ont mise en place, entre autres, pour répondre à la demande pressante de sens que leurs salariés expriment, et qu’une partie de leurs potentiels futurs salariés exigent avant d’entrer dans l’entreprise (Cf le Manifeste Etudiant pour un Réveil Ecologique (1) ). Certaines entreprises ont même fait de cette « raison d’être » une « mission » opposable à l’ensemble de leurs parties prenantes, même si l’actualité récente nous a montré qu’il y a encore un écart entre les ambitions affichées et les réalités effectives. Du côté de la République Française, les débats délicats que nous connaissons actuellement sur le « séparatisme » montrent combien il est difficile de se mettre d’accord sur la mise en œuvre du contrat social, notre « raison d’être ». Cependant, à la différence des entreprises, notre République a-t-elle pris le temps et les moyens de définir explicitement l’objectif de ce contrat social républicain ?

Les textes constitutionnels ne sont pas très diserts sur les objectifs de la communauté nationale. Etonnamment, c’est dans un article du préambule de la constitution de 1946 (2) consacré à l’Union française qu’on trouve une mention explicite de ce qui pourrait constituer un objectif concret : il s’agit, pour les peuples de l’Union, de « développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité ». Ce qui constitue le « développement des civilisations » n’est cependant pas précisément défini. Depuis 1946, il semble que c’est ce double objectif de prospérité et de sécurité pour tous qui a fait consensus. C’était le cas pendant les 30 Glorieuses, avec la reconstruction et la croissance économique qui ont significativement amélioré le bien-être de la population, et avec la sortie progressive des tensions internationales (fin des guerres de décolonisation et détente de la guerre froide). Ce double objectif a perduré pendant les 45 années suivantes à travers la mise en place de la mondialisation qui a généré un enrichissement d’une grande partie de la population, notamment via l’obtention à moindre coût de certains produits (électroménager, électronique, textile, jouets), et via la construction européenne qui a éloigné le spectre d’un conflit armé entre pays de l’Union.

Mais en 2021, ce double objectif peut-il encore être mobilisateur et facteur d’adhésion au « vivre-ensemble » ? « L’archipellisation » progressive de la société française, comme le décrivait Jérôme Fourquet lors de la rencontre des SSF de 2019 à Lille, montre que ce n’est plus le cas. Pour un pan de la population française en effet, la mondialisation s’est traduite par une précarité augmentée, en particulier par l’absence d’accès à un travail digne et stable, et par un accroissement du coût des biens de première nécessité (notamment le logement et l’énergie). Par ailleurs, la sécurité intérieure du pays ne s’est pas améliorée autant que la sécurité extérieure : la criminalité organisée reste importante, le terrorisme s’est installé dans le paysage mental des français, la violence du quotidien a changé de modalités mais n’a pas disparu (agressivité verbale et sur les réseaux sociaux, violence psychologique au travail, conflictualité de la relation femme-homme …). Enfin pour un autre pan de la population, la prospérité semble acquise et l’augmentation du bien-être n’apporte plus qu’un accroissement de satisfaction très marginal ; l’insécurité physique et économique est plus lointaine et moins tangible, même si le sentiment d’insécurité peut perdurer.

« Quel est le projet de société que nous construisons ensemble, au profit de notre quête du bonheur individuel, mais qui dépasse également notre satisfaction personnelle ? »

Aujourd’hui, avons-nous un rêve commun à même de remplacer ou compléter ce couple « prospérité – sécurité » générateur de frustrations pour certains et insuffisamment mobilisateur pour d’autres ? Quel est le projet de société que nous construisons ensemble, au profit de notre quête du bonheur individuel, mais qui dépasse également notre satisfaction personnelle ? Nous voudrions éviter que certains se radicalisent en allant chercher un sens à leur vie dans des perversions d’un imaginaire dévot, identitaire, naturaliste ou scientiste : ne faut-il pas d’abord être en mesure de proposer un contrat social vraiment ambitieux et attractif ? Au-delà du « modus vivendi » proposé par le pacte républicain, qui semble se borner à garantir le maintien de la vie et à limiter les frictions des libertés de chacun, savons-nous proposer un objectif collectif qui ait du sens pour tous et qui justifie l’engagement de chacun dans la communauté ?

A un an des élections présidentielles, je vous invite à vous poser ces questions : quels sont mes rêves ? pour moi, pour mes enfants, pour mes petits-enfants et pour tous ceux que j’aime ? Comment puis-je partager et vivre ces rêves avec ma famille, mes amis, mes collègues, mes voisins ? En quoi ces rêves peuvent-ils être le ferment d’une adhésion et d’une appartenance à la communauté familiale, locale, nationale, mondiale ?

Loin d’être une fuite de la réalité, la formulation de ces rêves est une nécessité vitale, comme le souligne la constitution pastorale Gaudium et Spes (3) : « On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».

Eric Wendling, administrateur des Semaines Sociales, 8 mai 2021*

1. https://pour-un-reveil-ecologique.org/fr/

2. « L’Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité » – Préambule de la constitution du 27 octobre 1946, article 17.

3. Gaudium et Spes 31, §3. Cité dans le catéchisme de l’Eglise Catholique de 1992, §1917

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