Dossier Europe

Le Centenaire – Discours de Michel CAMDESSUS

Allocution donnée au cours de la session 2004 des Semaines Sociales de France, « L’Europe, une société à inventer », à l’occasion de la célébration du centenaire.

MICHEL CAMDESSUS, président des Semaines Sociales de France

Voici le moment venu d’ouvrir la parenthèse festive de nos travaux, le moment de célébrer le centenaire des Semaines Sociales. Vous l’avez certainement bien perçu, nous sommes tous trop jeunes pour s’attarder à des commémorations, mais en concluant son intervention magistrale, Andrea Riccardi nous a invités à poursuivre nos travaux en essayant de répondre à un double devoir : celui de recevoir un testament et celui de nous ouvrir avec espérance au futur.

Eh bien, je vais essayer de vous proposer, pour ce moment de réflexion, de joie et d’action de grâces, quelques pistes pour répondre à ce double devoir.

1°) René Rémond nous a bien aidés ce matin à recevoir le testament de la double génération de nos prédécesseurs.

Laissez-moi souligner deux ou trois choses qui me frappent particulièrement.

D’abord, la foi, l’audace tranquille, la conviction agissante de nos deux jumeaux et de ceux qui, dans les années 80, ont su reprendre leur flambeau : Jean Gélamur, Alain Barrère, Jean Flory, Jean Boissonnat et bien d’autres. Et pensant à ces derniers, je ne peux me passer d’évoquer la réunion du petit groupe qui a repris le cours des Semaines Sociales dans une salle glaciale de Saint-Denis.

Pensant à nos fondateurs, je suis frappé aussi de voir combien ils ont vite su trouver leur identité et s’y tenir :

* être résolument une association de laïcs en lien respectueux avec la hiérarchie ecclésiastique mais dans le respect de l’identité et de la liberté de chacun, ce qui aujourd’hui nous semble aller de soi.

* Leur choix de s’en tenir au sérieux de la réflexion orientée vers l’action et le souci du concret ; il n’y a guère, dans leurs interventions, de gémissement sur la dureté des temps ; ils ne s’attardent pas dans le confort de la dénonciation ou de l’indicible mais il se consacre à une réflexion attentive, au plus près du réel. De là la fécondité de leur action, sans que jamais ils ne revendiquent une paternité quelconque sur des initiatives suggérées à temps et à contretemps à leur tribune.

Un centenaire étant une occasion d’exception, peut-être faut-il néanmoins que j’indique qu’ils ont probablement, de quelque manière, contribué à des avancées sociales de notre siècle : les assurances sociales, l’impôt progressif, le RMI et quelques autres. J’ajoute qu’il y en a encore bien d’autres dans les tuyaux qui attendent d’être reprises par les pouvoirs publics, mais ça viendra, vous verrez et je devrais dire à Jean Boissonnat qu’il y a encore, je pense, de l’espoir, pour le statut du travailleur auquel il a consacré tout son talent de conviction.

Je suis frappé aussi de la manière dont ils ont su vivre d’emblée la laïcité, et n’oublions pas que nous sommes en 1904. La laïcité -mais non le laïcisme- comme espace de tolérance et de dialogue pour la fraternité.

* Vivant aussi et développant cette intimité qui nous semble si évidente aujourd’hui entre le christianisme et une démocratie véritablement participative. Leur engagement dans ce domaine est sans réserve ainsi que leur souci de former des hommes et des femmes qui acceptent de s’engager dans la vie politique, la forme la plus éminente de la charité, dira un souverain pontife.

Ils ont pleinement compris -avant même que la phrase soit prononcée en 1992 par Mgr Matagrin, cet autre prophète si ami des Semaines Sociales de France- que « la politique aujourd’hui se situe au niveau des fins essentielles ». De là tout leur travail pour accompagner et soutenir les chrétiens dans leur engagement sans les définir à leur place mais attentifs aux enjeux nouveaux qui surgissent pour travailler à leur élucidation, stimuler l’imagination et la créativité, l’échange et le dialogue.

Tout cela est un autre trait dont je suis fier de dire qu’il demeure actuel, sans constituer une chapelle, mais en demeurant avec les autres au service des autres. Au service des autres, sans être un mouvement de plus mais simplement un instrument assez fiable et ouvert à tous pour que tous les autres mouvements chrétiens puissent s’y sentir confortables et partager une réflexion commune. Avec les autres, c’est-à-dire d’abord avec l’Eglise et pour elle. Et je voudrais dire ma gratitude à son Éminence, l’envoyé spécial du Saint-Père et le président de la Conférence épiscopale de France, pour la confiance amicale qu’il me porte.

Avec les autres -et ici je pense à tous ceux qui, au cours de notre histoire, nous ont soutenus et accompagnés dans le soutien mutuel-, je voudrais en particulier dire ici la reconnaissance que nous portons aux équipes des Jésuites, de l’Action populaire, du CERA et de Projet auxquelles nous lie un compagnonnage maintenant centenaire.

Je voudrais aussi dire notre gratitude pour ceux qui, à l’échelle européenne, ont accepté si généreusement de s’associer à nous dans notre travail pour nous aider à l’ouvrir à l’Europe. Je n’ai pas de mots pour remercier assez les amis du Comité central des catholiques allemands comme nos amis des Semaines sociales européennes et ceux -je ne peux pas les nommer tous- qui ont accepté de prendre part aux travaux de l’équipe internationale qui a porté la préparation de notre rencontre d’aujourd’hui.

Ceci m’amène enfin à souligner un dernier trait, centenaire aussi, de l’appartenance des Semaines Sociales de France à la mouvance européenne.

Les Semaines Sociales -on ne le dit pas assez- sont fille d’Europe. Leur fondateur se réfère à l’exemple des cours sociaux institués en Allemagne par l’abbé Hitze et l’industriel Brandts de Munchen-Gladbach, mais cela dit, quand j’essaie de rendre à César ce qui est à César, et que j’évoque cela dans mes conversations avec Hans Joachim Meyer, il me dit que nos grands ancêtres allemands étaient eux-mêmes influencés par des catholiques belges, irlandais et même français. Voilà ce que les économistes appelleraient une circularité vertueuse…

2°) Nous ouvrir avec espérance au futur

Avons-nous à ce point, riches de cet héritage, quelque chose à faire ou à dire encore ?

Nous avons entendu ce matin une provocation malicieuse à ce propos. Notre réponse est évidemment oui, sans que nous ayons besoin, pour le faire, d’une sorte de grand soir. Ce futur vers lequel nous nous orientons ressemblera beaucoup à ce que, grâce à vous, nous vivons ici ce soir.

Bien sûr, les Semaines Sociales vont continuer à travailler selon leur formule habituelle et les thèmes ne manqueront pas, tellement notre réalité d’aujourd’hui est faite de problèmes anciens non résolus et du surgissement de questions redoutables : le tissu social de nos sociétés se déchire, de nouvelles inégalités apparaissent, les communautarismes défient l’harmonie de nos sociétés Les questions donc ne manqueront pas, auxquelles nous continueront d’appliquer notre éthique de dialogue, de réflexion et de propositions, en donnant toute sa place à une réflexion éthique sur ces réalités nouvelles. Tout au plus peut-être devrons-nous nous décider à devenir itinérants, tellement cette expérience lilloise nous y donne le goût.

Mais la question sociale est devenue mondiale et d’abord aujourd’hui européenne. Nous avons été tous frappés de la difficulté de celle-ci telle qu’elle ressortait hier des propos de Romano Prodi. Alors, oui, il faut que Lille ait une suite européenne. C’est comme ça très certainement que nos fondateurs aborderaient aujourd’hui les réalités de notre monde. Si nous sommes fidèles à leur message, notre approche de l’Europe tiendra probablement en quatre mots : ouverture, partage fraternité et Espérance.

Ouverture – Telle est la définition de l’Europe par le Saint-Père. Il nous faudra faire en sorte qu’elle ne soit pas une forteresse mais se comporte dans le monde en promotrice d’échanges et de dialogue des civilisations.

Nous devrons faire aussi qu’elle soit partage. On ne peut pas devenir la première puissance commerciale du monde sans éviter les responsabilités que cela comporte. Le temps est trop court pour entrer dans le détail mais, regardez cette carte : l’Afrique est perdue dans le bleu des océans qui nous entourent. C’est hélas un symbole involontaire d’une réalité à laquelle nous ne voulons pas nous résigner. Une Europe chrétienne doit se reconnaître -je l’ai répété maintes fois- sinon dans un texte constitutionnel, en tous cas dans le partage. Partage avec les immigrants, partage avec les pays du Tiers monde -et en particulier avec l’Afrique- dans un partenariat vrai et le respect de la parole donnée. Comment ne pas rappeler que, dans le texte prophétique du 9 mai 1950, Robert Schuman parlait, certes, de la paix mondiale, mais aussi d’agir en sorte que la réussite économique de la nouvelle Europe contribue au décollage économique de l’Afrique.

L’europe doit jouer tout son rôle dans la communauté des nations. Elle doit contribuer à inventer une civilisation universelle du vivre ensemble et pour cela, alors qu’elle mène déjà des combats constants pour le respect des droits humains, nous veillons à ce qu’elle soit exemplaire aussi dans le respect du seul devoir stipulé à l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « agir en toute chose dans un esprit de fraternité ». C’est alors seulement qu’elle pourra être reconnue aussi pour ce qu’elle dit d’elle-même dans le préambule de la Constitution : « un espace privilégié de l’espérance humaine ».

Espérance – Je ne sais si les Constituants mesuraient la portée de cette formidable parole. Mais prenons-les au mot, en sachant cependant que l’espérance n’est pas faite d’optimisme naïf ; elle est un choix ; elle est un combat. Choisissons donc d’être tous ensemble des hommes et des femmes de fraternité et d’espérance.

Michel Camdessus,

Président des Semaines Sociales de France

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