Dossier Europe

Le centenaire – Discours de Martine Aubry

Allocution donnée au cours de la session 2004 des Semaines Sociales de France, « L’Europe, une société à inventer », à l’occasion de la célébration du centenaire.

MARTINE AUBRY, Maire de Lille.

Mesdames, Messieurs, chers amis

C’est une grande joie pour moi, un grand honneur pour le Maire de Lille de vous accueillir tous ici, à Lille, pour ces Semaines Sociales de France exceptionnelles, puisque nous en fêtons le centenaire et qu’en même temps vous lancez ici les premières Semaines Sociales Européennes.

Je salue cette initiative extraordinaire qui a su traverser ce siècle mouvementé, en portant un regard aigu sur les questions sociales qui nous préoccupent tous.

Les Semaines Sociales sont nées chacun le sait en 1904 sur l’initiative d’un enseignant lillois Adéodat Boissart et d’un chef d’entreprise lyonnais Marius Gonin. La Catho de Lille était alors la seule à avoir créé dès le début du siècle une Ecole des Sciences sociales et politiques. Elles ont accueilli des intervenants prestigieux sous la conduite de présidents successifs. Je tiens à vous saluer ce soir, cher Michel CAMDESSUS, vous, et vos prédécesseurs ici présents : MM. Jean GELAMUR et Jean BOISSONNAT qui ont été les acteurs du renouveau des Semaines Sociales au début des années 80.

Depuis un siècle, les Semaines Sociales de France ont permis à des milliers de personnes croyants ou non croyants de se rencontrer, pour se former, s’informer, réfléchir et imaginer ce que pourrait être une société plus fraternelle. Elles ont été et sont un lieu d’apprentissage, d’intelligence collective et une école de responsabilité.

Aujourd’hui, ces rencontres prennent une nouvelle dimension en invitant chacun à réfléchir sur « la construction de l’Europe » et je salue toutes les délégations européennes présentes ici ce soir, comme je salue chacun d’entre vous : vous êtes plus de 4000, dont nombre de militants engagés à des titres divers sur le plan local, national ou européen.

La Ville de Lille et son Maire sont fières de vous accueillir. Les Semaines Sociales étaient chez elles ici à Lille en 1932, 1949, 1969 et 1982. Elles le sont évidemment particulièrement aujourd’hui, à Lille, Capitale européenne de la culture, qui a choisi comme ambition : construire un nouvel art de vivre ensemble.

L’histoire des Semaines Sociales est riche de sens. Leur apport a été important à la fois pour les relations entre l’Eglise et la société mais aussi en faveur de l’engagement des chrétiens dans la vie sociale.

Rappelons-le. C’est dans un contexte politique, économique et religieux très difficile que les semaines sociales sont nées il y a un siècle. Et pourtant en 1904, ces catholiques ouverts au message de « Rerum Novarum » sur les conditions de vie des ouvriers, ont compris la nécessité d’une réflexion sur la doctrine de l’église. Comment porter, au-delà d’une foi ancrée dans la vie personnelle, le message de l’évangile dans l’organisation de la société et de la démocratie. Mais aussi comment relier cette doctrine sociale de l’église toujours en mouvement, à un engagement dans la société.

C’est ainsi que les Semaines Sociales ont marqué leur trace, profondément insérées dans l’église et en même temps les pieds ancrées dans la réalité.

Elles ont su tour à tour abordé les questions les plus lourdes de leurs temps ; « s’interroger », comme l’a dit Jean Paul II « sur les questions sociales auxquelles notre monde est confronté ». Des grandes questions philosophiques et spirituelles, elles ont privilégié la réflexion sur la place de l’homme, « individu » devant prendre sa vie en mains, et « personne », membre d’une société et porteuse de valeurs.

D’où la session de 1905 à Orléans sur « les « deux conceptions individualistes et sociales de l’homme » ou en 1937 à Clermont Ferrant sur « la personne humaine en péril », ou en 1945 à Toulouse sur « la transformation sociale à la libération de la personne ».

Cette question amène tout naturellement à poser le problème de notre organisation économique et sociale. Que peuvent proposer les chrétiens face à une économie destructrice de l’humain, quelle justice prôner, comment l’ériger ?

Ce sont les débats nombreux, de 1907 à Amiens sur « les principes de l’économie chrétienne » à ceux de 1929 à Besançon sur « les réelles conditions de la vie industrielle », jusqu’à Lille – déjà – en 1932 sur « le désordre de l’économie internationale » ou en 1949 sur « le rapport entre réalisme économique et progrès social.

Mais les Semaines Sociales n’ont jamais hésité à toucher très tôt les problèmes de société, difficiles et qui fâchent. Elles ont mis le doigt -si vous permettez cette expression- là où cela fait mal : en traitant à quatre reprises en 1930, 1948, 1959, 1967 la question coloniale et le développement, en 1931 « la morale chrétienne et les affaires » et en 1997 l’immigration.

Les Semaines Sociales ont permis de poser les problèmes de la société à tout moment, mais elles sont allées plus loin prônant des réformes, en rappelant que l’Etat doit agir pour protéger. Comprenant que le droit régule, organise et qu’il doit le faire avec un sentiment profond de la justice, elles ont année après année, proposé car, comme le dira Albert Camus, « il n’y a pas d’ordre sans justice ».

Anticipatrices, elles ont proposé dès avant 1914 des réformes qu’il a fallu attendre parfois longtemps, l’assurance chômage, l’assurance maladie universelle, un salaire juste permettant de vivre, un impôt proportionnel aux revenus, une réduction de la durée du travail.

Elles ont prôné dès 1987 le revenu minimum qui doit permettre de survivre, qui deviendra le RMI.

Participant à l’élaboration de la doctrine de l’Eglise, engagées dans les débats politiques et intellectuels de notre pays, les Semaines sociales ont engagé les chrétiens à agir, à faire bouger un bout de terrain.

C’est ainsi pour prendre des exemples dans notre région que les chrétiens ont agi dans de nombreux champs :

* la famille, dès 1919 avec la création d’un « complément familial » accordé aux salariés : il s’agit des premières « allocations familiales » qui seront généralisées après-guerre.

* la mutualité, dès les années 20 pour l’accès aux soins (avec la création de dispensaires), puis en 1929 les premières assurances sociales, ancêtres de la Sécurité sociale.

* les coopératives de production qui organisent les consommateurs de Lille, Hellemmes, Roubaix et ouvrent leurs propres magasins.

* le logement : question omniprésente aux Semaines Sociales, avec ces premières HLM créées dans la région au début du siècle par l’abbé Lemire, développées par Alexandre Ribot, Louis Loucheur, tous trois députés du Nord ou encore dans les années 40 avec l’invention à Roubaix du 1% logement et le premier CIL.

* la formation des hommes qui favorise ici le développement des syndicats ouvriers chrétiens avec la première Ecole Normale Ouvrière créée par l’abbé Six en 1919 puis les Secrétariats sociaux dans les années 20 qui ont formé des milliers de militants syndicalistes engagés dans les combats des années 30 et les grandes grèves de 36, et qui impulsera aussi le syndicalisme en milieu agricole..

* après la Libération, outre l’apport des Semaines Sociales sur la décolonisation avec la formation de chrétiens d’Afrique, les débats portent sur la laïcisation des organisations avec Jérome Regniers à Lille, et l’action d’Eugène Descamps et la création de la CFDT.

* plus récemment, enfin, la citoyenneté, la démocratie participative sont deux autres thèmes développées ici, dans le cadre des Semaines Sociales, par Michel Falise, qui fut le premier recteur laïc de la Catho de Lille.

Les questions qui ont traversé le siècle dernier ne prennent-elles pas encore plus d’acuité en ce début du 21ème siècle, où la mondialisation sans règle, la perte de sens, l’éclatement du monde amènent de nouveaux défis.

Comment agir aujourd’hui ? à quel niveau ?

* dans des sociétés développées où l’individualisme de ceux qui vont bien, coexiste avec le repli sur soi de ceux qui n’attendent plus rien des autres.

* dans des sociétés où la consommation de biens, le toujours plus, pour moi, tout de suite, devient l’alpha et l’oméga, allant de pair avec une régression des valeurs collectives.

* dans des sociétés où la préparation de l’avenir est remisée au second plan, supplantée par la rentabilité financière à court terme, et le traitement des problèmes dans l’urgence.

Que faire dans un monde où l’insécurité internationale s’accroît, où la plus grande puissance bafoue les règles de l’ONU et des droits de l’homme, où les combats futurs seront souvent de ceux de la survie pour accéder à l’eau ou à un territoire.

Que dire d’une économie mondiale qui creuse jour après jour des inégalités nouvelles, qui laisse s’enfoncer l’Afrique dans la misère, qui n’est pas capable de trouver les ressources nécessaires pour éduquer, soigner, mettre en place des programmes contre le paludisme et la bilharziose parce que les malades ne sont pas solvables…

Ce monde global est désordonné et asymétrique. Désordonné, parce que la toute puissance des logiques financières ne crée pas de l’ordre mais de la domination. Asymétrique, car les écarts de développement n’ont jamais été aussi criants, produisant plus d’insécurité et d’instabilité que d’équilibre.

Ces inégalités en France comme dans le monde, créent des exclusions et des humiliations.

Sans règle, sans justice, les réponses se font violence.

Mais comme le dit Monseigneur DEFOIS : « Dénoncer les injustices, condamner la course au profit, s’élever devant une stratégie de délocalisations systématiques, ce sont des cris nécessaires pour sauvegarder des perspectives humaines dans la concurrence économique ».

Comment retrouver dans nos sociétés un sens, une ambition collective.

Il nous faut répondre à ces deux exigences vitales :

* émanciper chaque homme et chaque femme en faire un individu porteur de sa vie car ayant eu accès aux droits fondamentaux, l’éducation, la santé, le logement, l’emploi et même la culture, et faire de ces individus des citoyens, respectueux des règles et des autres.

* faire des citoyens des personnes « qui font société » pour mieux vivre ensemble en faisant appel à ce que chacun a en lui d’ouverture vers l’autre, vers la tolérance, la solidarité et la fraternité.

Quelle ambition ! Quel chemin à parcourir !

C’est là que se rejoignent aujourd’hui la réponse de l’Eglise, des chrétiens, comme des hommes et des femmes engagés pour un tel combat, et celle de l’Europe que vous avez à juste titre choisi pour ce centenaire.

C’est là où, pour reprendre le message des Semaines Sociales, il nous faut aller du temporel au spirituel, de la réflexion à l’action.

Monseigneur Dalloz reliait ainsi l’esprit évangélique et la construction européenne : « la manière dont les grands initiateurs ont voulu entreprendre la construction européenne est aussi un enseignement : afin de bâtir la paix pour le bien de l’homme et réaliser les idéaux les plus élevés, ils se sont engagés par des actes.

Une véritable dimension spirituelle de l’Europe n’est pas davantage aujourd’hui qu’hier, affaire de grands mots ou de grands sentiments… Si le spirituel est lui-même charnel, il faut que le charnel lui soit aussi de quelque façon spirituel ».

Il faut réinventer l’Europe, dites-vous.

Ne lui faut-il pas d’abord retrouver ses valeurs, patiemment construites à partir d’inspirations multiples : de la cité grecque à la république romaine, de religions aussi différentes que l’Islam ou le christianisme très présent, du mouvement humaniste de la renaissance, mais aussi des philosophes des lumières , sans oublier le combat ouvrier depuis la révolution industrielle.

Forte de cet humanisme et de sa volonté de progrès, en recherche permanente de plus de démocratie, l’Europe a défini son modèle : l’homme doit être au cœur de tout, être la finalité de notre société . Mais ces valeurs humanistes, de justice, de progrès et de solidarité ne sont ni préétablies, ni éternelles.

Elles ne peuvent pas se décliner sur le seul mode abstrait et doivent s’incarner dans des actions concrètes. Car dans le fond, elles illustrent une vision du monde et un comportement.

Nous croyons pour l’avenir en cette Europe et donc au volontarisme transformateur qui fait d’ailleurs l’honneur de la politique.

Ces chantiers sont immenses pour donner à chacun sa place dans la société et pour mieux vivre ensemble. Mieux vivre ensemble dans son immeuble, dans son quartier, dans son pays, mais aussi dans le monde.

L’Europe en retrouvant ses valeurs, en remettant l’homme au cœur de toute chose, l’homme comme individu, l’homme comme partie de l’humanité, redonnera un sens à nos sociétés matérialistes sans avenir.

Il nous faut plus que jamais, compter sur l’engagement de tous ceux qui n’acceptent pas nos sociétés inégalitaires qui confortent la loi du plus fort, et entraînent divisions et violences.

Dans ce contexte, si inquiétant a bien des égards, l’engagement est l’impératif central. Puissent les semaines sociales encourager et nourrir cette implication de chacun pour une société plus juste et plus pacifique, pour une Europe exemplaire et influente à la fois.

Alors, bon courage aux Semaines Sociales pour ce deuxième centenaire.

Martine Aubry,

Maire de Lille

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