Dossier Europe

Synthèse de la rencontre et Dix propositions pour l’Europe

Propositions faites lors de la session 1996 des Semaines sociales de France, « Entre mondialisation et nations, quelle Europe ?

JEAN BOISSONNAT, président des Semaines sociales

Au terme des trois jours d’analyses et de débats sur le thème de notre 71e session des Semaines sociales de France, « Entre mondialisation et nations, quelle Europe? », je voudrais essayer de tirer quelques leçons de nos travaux. Je le ferai en vous proposant à titre personnel une impression générale et dix sujets de réflexion plus concrets.

D’abord une impression générale qui reprend les termes mêmes de notre sujet : la nation est notre héritage, le monde est notre territoire, l’Europe est notre volonté.

Je n’ai pas trouvé de contradiction insurmontable dans nos débats auxquels ont participé pourtant des sensibilités très diverses, entre la nation et l’Europe, pas plus qu’entre celle-ci et le phénomène de mondialisation. La culture européenne, son système de valeurs (profondément enraciné dans la tradition chrétienne) sont antérieurs à l’État national. En prolongeant la nation sans la renier, l’unité européenne renoue avec son passé culturel ; elle n’abolit pas le fait national dès lors qu’elle s’inspire des valeurs qui l’ont nourri. De même la mondialisation est, pour une part notable, une œuvre de l’unité européenne. Personne n’osait espérer, dans les années 50, qu’on verrait avant la fin du siècle le mur entre l’Est et l’Ouest se démanteler sans guerre ! Ni que la table du Nord s’ouvrirait aux peuples du Sud. Certes on ne lève pas de telles frontières sans décevoir ni sans inquiéter. La liberté apporte son poids d’angoisse. La richesse, son lot d’injustices. Mais l’Europe a joué un rôle décisif dans cette ouverture de tout le territoire de l’humanité, en exposant dans sa vitrine les fruits de la paix retrouvée entre des ennemis longtemps héréditaires et de l’échange multiplié entre des économies longtemps cloisonnées.

Après un premier XXe siècle d’horreurs et de misère, notre second XXe siècle apparaît comme une sorte de miracle européen. Jamais dans l’histoire une aussi longue période ne s’était écoulée sans qu’un conflit n’ait éclaté entre deux quelconques des pays membres aujourd’hui de l’Union européenne. Jamais le niveau de vie de la moyenne des Européens n’avait quadruplé en 50 ans. Jamais la France n’avait eu de frontières avec aucun ennemi en embuscade.

Certes aujourd’hui nous voilà confrontés à de nouvelles difficultés : une grave panne de l’emploi avec 18 millions de chômeurs sur tout le territoire de l’Union européenne, deux fois plus qu’aux États-Unis, trois fois plus qu’au Japon ; une pénurie de berceaux : si rien ne change dans notre fécondité, l’Europe aura perdu plus de la moitié de sa population avant un siècle ; dans un quart de siècle seulement.- l’Afrique du Nord sera aussi peuplée que l’Europe des Quinze, alors qu’aujourd’hui elle l’est moitié moins. Trop de chômeurs, pas assez d’enfants. Mais comment être encouragé à procréer quand on est découragé de travailler ?

Les maux qui frappent l’Europe aujourd’hui sont ceux-là mêmes qui touchent chacune des nations qui la composent : divorce entre les peuples et les élites ; perte de sens dans la vie personnelle et dans la vie collective ; manque de visibilité dans l’avenir. Puisque la source de notre culture et de nos valeurs est européenne, c’est en renouant avec cette source que nous trouverons la force de combattre les maux qui accablent, dans le même mouvement, chacune de nos nations et l’Europe tout entière. Dans cette perspective, l’affirmation de l’Union européenne comme volonté est une façon d’apporter aux volontés nationales un coefficient multiplicateur. En matière d’organisation collective, l’Union européenne est la seule idée neuve d’après-guerre. Elle s’exprime de façon très simple : recenser les intérêts communs pour la gestion desquels les nations créent des institutions communes auxquelles elles transfèrent des compétences précises. Cette dissociation partielle, volontaire, sans hégémonie d’une nation sur les autres, de l’État et de la nation pour le bien commun de tous, est le brevet d’invention de la communauté des Européens. Jamais une telle tentative n’avait été faite dans l’histoire.

Encore faut-il que cette invention traduise une volonté commune et reçoive une légitimité durable. L’Europe pour faire quoi ? Comment ? Avec qui ? Voici dix propositions concrètes qui pourraient être déduites de nos travaux.

1. Bien que la politique sociale doive rester, pour faire jouer les solidarités de proximité, de la responsabilité de chaque nation, l’Union européenne pourrait en accroître l’efficacité en créant auprès de la Commission une agence en faveur de l’emploi qui recenserait et ferait connaître aux opinions publiques toutes les expériences tentées dans chaque pays membre pour “activer” les dépenses en faveur de l’emploi, responsabiliser les offreurs comme les demandeurs d’emploi, prolonger la formation pendant toute la vie professionnelle, accélérer la mise en place du travail à temps choisi, favoriser la création d’entreprises pour certaines tâches unipersonnelles, encourager les familles elles-mêmes à devenir des para-entreprises.

2. La mise en œuvre effective de la taxe sur l’énergie dont le principe a été adopté au niveau communautaire (rien qu’en France, cela rapporterait 75 milliards de francs chaque année) ; elle permettrait d’alléger massivement le coût du travail peu qualifié, c’est-à-dire le coût du travail le plus menacé par l’intensification de la concurrence internationale. L’institution de cette taxe aurait aussi des effets bénéfiques sur la réalisation d’un véritable contrat entre l’homme et la nature. Le créateur nous a confié la nature pour la travailler, non pas pour l’épuiser.

3. Dans le cadre de l’Union économique et monétaire, les pays européens devraient faire converger leurs politiques économiques afin de relancer l’investissement et l’emploi. Ayant perdu un point de croissance par an depuis le début des années 90, par rapport à leur potentiel et par rapport aux États-Unis, les pays européens pourraient se fixer un objectif de croissance d’ici au début du prochain siècle, de 3,5% l’an (2,5 % correspondant à la croissance potentielle de moyen terme et 1 % de rattrapage). La mise en œuvre effective des dispositions du Livre blanc adopté par le Conseil européen de Bruxelles en décembre 1993 serait de nature à favoriser la réalisation de cet objectif, profitant de la reprise qui se dessine en Europe aujourd’hui.

4. La politique monétaire pourrait d’autant mieux contribuer à cette action que la monnaie unique serait effectivement mise en œuvre au 1er janvier 1999. Dès lors qu’elle se fera dans le cadre d’une réduction des déficits publics (réduction par ailleurs indispensable pour ne pas alourdir les charges sur les jeunes générations) et d’une stabilité de la monnaie, la création de l’euro jouera en faveur d’une modération des taux d’intérêt et d’un meilleur équilibre entre l’euro et le dollar. Celui-ci ne pourra plus abuser de sa position dominante dans le monde.

5. Mais le passage à la monnaie unique est beaucoup plus qu’un événement économique C’est le franchissement d’un seuil politique décisif dont les opinions publiques n’ont pas aujourd’hui suffisamment conscience. D’une part, en détenant lui-même des euros, chaque citoyen européen prendra directement conscience qu’il appartient à une nouvelle communauté. La monnaie n’est pas qu’un pouvoir d’achat, c’est-à-dire un pouvoir d’avoir. C’est aussi un pouvoir d’exister, un pouvoir d’être, d’espérer, de vivre ensemble. La monnaie est une partie intégrante du pacte social. Tous ceux qui la détiennent savent qu’ils ont quelque chose à défendre en commun : mieux qu’une frontière; une valeur.

La monnaie unique présente un second aspect politique. Gérée par une banque centrale indépendante, elle crée avec celle-ci le premier pouvoir européen véritablement et totalement fédéral. Or on ne peut imaginer que seul le pouvoir monétaire soit de type fédéral sans qu’un pouvoir politique le soit également. Ce serait d’ailleurs condamner à terme la banque centrale européenne que de la laisser seule de son espèce ; elle deviendrait une sorte de saint Sébastien de l’Europe, cible de toutes les flèches du ressentiment et de la revendication.

6. Pour donner un contenu concret à ce pouvoir politique européen de type fédéral, il est peut-être trop tard si l’on voulait faire de la Commission un gouvernement européen, et trop tôt pour faire élire un exécutif européen au suffrage universel. Ne pourrait-on pas imaginer une période de transition pendant laquelle un triumvirat européen composé du président de la Commission, du président du Parlement (ou du président tournant du conseil des ministres pour éviter le risque de confusion entre le législatif et l’exécutif) et du président du Conseil européen (ou d’un secrétaire général de ce Conseil, en charge des affaires de sécurité et de relations extérieures) incarnerait aux yeux des citoyens européens et du reste du monde ce gouvernement embryonnaire. Quoi qu’il en soit du moyen choisi, il est temps de déployer autant d’efforts pour réduire le déficit démocratique de l’Europe qu’on en accomplit pour réduire ses déficits budgétaires. Le parlement, instrument de contrôle populaire, joue un rôle décisif à cet égard.

7. De toute manière, l’inévitable et nécessaire élargissement de l’Union européenne ne permet plus de faire fonctionner celle-ci avec les institutions d’aujourd’hui. Les frontières de l’Union ne se définissent pas par la géographie mais par la volonté des nations qui souhaitent y participer, en acceptant tous les droits et devoirs qui en découlent. La vocation naturelle des pays d’Europe centrale est d’entrer dans l’union s’ils le souhaitent, quitte à organiser des transitions – non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de l’union. La Russie, territoire à la fois européen et asiatique, devra être étroitement associée à cet ensemble auquel elle apportera les traits originaux et les valeurs de sa civilisation.

8. Avec les États-Unis auxquels nous attachent une communauté de valeurs, de destin et d’idéal, l’Europe ne peut se contenter de gémir, de contester ou de revendiquer. Si nous voulons partager leur puissance, il faut être capables de partager leurs responsabilités. Bien souvent, ils nous montrent encore le chemin, par exemple dans la lutte contre l’argent sale, contre la fraude fiscale ou contre le travail des enfants et des prisonniers politiques dans certains pays vis-à-vis desquels les Américains, eux, n’hésitent pas à décréter le boycott.

9. Ce que l’on a appelé le tiers monde a éclaté sous l’effet de la mondialisation. La Chine est déjà la troisième puissance économique du monde. Elle sera la première avant le milieu du prochain siècle. Il faut se réjouir que des peuples si longtemps écartés du monde économique moderne le rejoignent et il ne faut pas leur fermer nos marchés. Car l’économie n’est pas un jeu à somme nulle ; tout nouveau concurrent est aussi un nouveau client. Mais il faut aussi gérer des transitions pour qu’à une réduction des inégalités entre les nations ou des groupes de nations ne se substitue pas – ou pas durablement – une aggravation des inégalités au sein de chaque nation ou de chaque groupe.

10. En définitive, la volonté qui manque encore aux Européens est celle de définir, d’affirmer et d’incarner collectivement des valeurs morales qui justifient leur union. Nous n’avons pas à nous excuser d’être chrétiens. Dans une société dont nous revendiquons la laïcité, nous pouvons affirmer notre identité. Je reprendrai volontiers ici un passage de la lettre que le cardinal secrétaire d’État nous a adressée de la part du Saint-Père pour la présente session : “Pour être porteuse de promesses, une politique authentique doit être fondée sur des principes moraux et créer un espace de liberté, de solidarité, de sécurité, de justice et de paix. La construction de l’Europe du troisième millénaire est donc à la fois une tâche morale et politique.

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