Dossier Europe

La mondialisation, une révolution pour tous

Conférence donnée lors de la session 1996 des Semaines sociales de France, « Entre mondialisation et nations, quelle Europe ? »

François VILLEROY DE GALHAU, inspecteur des finances

J’ai envie de commencer par une question : quand cette fameuse «mondialisation», si floue et si lointaine, est-elle concrètement entrée dans votre vie pour la première fois? Je réponds personnellement par un souvenir et une histoire. Le souvenir : quand j’étais enfant — ce n’est pas si vieux —, nous étions invités, comme vous peut-être, à conserver le papier d’argent du chocolat pour aider les petits Chinois qui mouraient de faim. Aujourd’hui les petits Chinois nous font peur, L’histoire : quand, longtemps après, j’ai été pour la première fois en Asie, il y a deux ans, je me suis retrouvé dans le hall d’entrée d’un des grands hôtels de Séoul, en Corée. Il y avait là plusieurs centaines d’hommes et de femmes d’affaires asiatiques réunis en autant de colloques animés, et un seul Occidental : le violoniste qui jouait pour distraire tout ce monde actif. J’y ai vu une fable du rôle possible de l’Europe dans le monde de demain, et un vrai appel à l’action : c’est le thème de notre Semaine sociale.

La « mondialisation » inspire souvent des craintes, et mon histoire en retient d’ailleurs un visage plutôt menaçant. On pourrait donner des réponses plus positives : la dernière fois que vous avez acheté un T-shirt, ou un micro-ordinateur, ou une télévision, je suis sûr que vous avez eu comme moi une bonne surprise sur le prix. Les mots de «révolution pour tous» qui nous sont proposés sont donc bien choisis : une révolution, personne ne sait très bien ce que c’est sur le moment, et cela va toujours un peu trop vite. Il s’y mêle l’excitation de la nouveauté et la nostalgie de la stabilité. Mais nous sommes tous en train de vivre cette révolution et nous pouvons même peut-être la faire.

Essayons donc d’arrêter la révolution en marche pendant quelques minutes, et de faire un triple effort :

– un effort de définition : ce qu’est la mondialisation, et ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas parce qu’un animal est en mouvement, et donc un peu flou, qu’il faut nécessairement le prendre pour un bouc émissaire ;

– un effort d’identification des problèmes réels que soulève néanmoins la mondialisation ;

– un effort d’espérance sur les solutions à ces problèmes la mondialisation sera largement ce que nous eu ferons. Soyons, en d’autres mots, ce qui n’existe pas sauf peut-être aux Semaines sociales : des révolutionnaires sans nostalgie, sans aveuglement, et tournés vers l’action.

Ce qu’est la mondialisation, et ce qu’elle n’est pas

Pour dire ce qu’elle est, au moins dans l’ordre économique, j’emprunte volontiers à Élie Cohen, directeur de recherches au CNRS, qui vient de publier La tentation hexagonale, la souveraineté à l’épreuve de la mondialisation (Fayard) :

« La mondialisation » est la combinaison de trois facteurs :

– d’abord, l’élargissement de l’espace d’échange par intégration de nouveaux pays (Amérique latine, ex-bloc communiste et Asie de l’Est);

– ensuite, la globalisation des firmes – grandes entreprises – capables d’organiser au niveau mondial leurs activités de recherche, d’approvisionnement en composants, de production et de commercialisation;

– enfin, l’approfondissement de l’échange rendu possible par la déréglementation ou la libéralisation.

C’est une définition qui a aussi le mérite d’introduire le mot « globalisation» à propos des entreprises. Ce qu’un autre économiste, américain celui-là, Robert Reich, actuel ministre du travail de B. Clin-ton, appelle « l’entreprise-réseau » qui remplacerait selon lui l’ancien « champion national » et marquerait donc la fin des économies nationales. Retenons à ce stade :

– que, pour qu’il y ait mondialisation, il faut qu’il y ait rencontre de nouveaux joueurs (les pays dits « émergents»), de nouvelles règles du jeu (la libéralisation, le marché étant aussi une règle), et même de nouveaux jeux (l’innovation technique des entreprises);

– que, au-delà des subtiles distinctions parfois faites, les mots « mondialisation » et « globalisation » sont en pratique devenus largement synonymes. Le second est simplement plus anglo-saxon que le premier, ce qui n’est pas tout à fait neutre pour notre sujet : l’anglais est en effet à la mondialisation du XXe siècle ce que le latin fut à la chrétienté du Moyen Âge.

Cette mondialisation s’est faite depuis le début des années 70 en trois vagues : d’abord la coïncidence, entre 1971 et 1973, de la fin du système monétaire hérité de l’après-guerre (système dit de Bretton-Woods) et des chocs pétroliers.

On a parlé à l’époque de « crise», mais c’était en fait le début de cette révolution économique, avec deux conséquences durables : les changes sont restés « flottants», donnant une grande importance aux fluctuations des marchés financiers ; la dépendance commerciale des pays occidentaux a beaucoup augmenté, avec depuis lors un phénomène de substitution entre l’OPEP et les pays émergents. Le total imports + exports/m est pour la France resté assez stable jusqu’en 1970 (21 % en 1950, 26 % en 1970), a fortement crû sur la décennie suivante (38 % en 1980) pour rester élevé depuis (35 % en 1994).

Ensuite la libéralisation des années 80 : de l’avènement de Mme Thatcher (1979) et R. Reagan (1980) jusqu’à la chute du communisme en 1989-1990, c’est la grande décennie du marché. Partout — moins en France qu’ailleurs — on privatise, et on déréglemente : qui se souvient qu’en France, jusqu’en 1986, les prix étaient administrés? Partout on promet de réduire les déficits et les dépenses publiques ; c’est le début de la «rigueur», lancée par R. Barre et qui en Europe a du mal à se traduire dans les chiffres : la dette publique a continué à augmenter, et c’est pourquoi on en parle toujours aujourd’hui. Partout on essaie de réduire les impôts, en parvenant simplement — ce qui est déjà une rupture — à stabiliser les « prélèvements obligatoires » autour de 30 % du PEB aux États-Unis, autour de 45 % en France.

Les pays de l’Est ont été, au début des années 90, le lieu d’élection de la «thérapie de choc» : la Banque mondiale estime qu’il y a corrélation quasi exacte entre le degré de libéralisation des économies et leur croissance.

La troisième vague est celle réellement de la globalisation technologique : les marchés financiers ont ouvert la voie, avec leurs grandes salles aux écrans intégrés qui permettent aux transactions de tourner autour de la planète 24 heures sur 24 : on commence à Tokyo, Hong-Kong ou Singapour. On poursuit à Londres, et on termine à New-York ou Chicago. En 1975, les transactions internationales sur titres pesaient moins de 5 % du Pin dans les principaux pays industriels ; vingt ans après, elles en représentent 100 % à 200 % en France et en Allemagne, et jusqu’à 1 000 % au Royaume-Uni. Un spéculateur fou de Singapour – M. Leeson – fait couler la banque londonienne Barings et vend fort cher ses mémoires à Wall Street. Mais avec CNN, Internet et le « cyberespace », c’est chacun de nous qui peut devenir un «golden boy», accéder à l’information mondiale. L’informatique et les télécommunications font du monde un village, peut être un peu froid, mais où les nouvelles font vite le tour de la rue. Un village aussi « dématérialisé » : les services liés à l’information croissent beaucoup plus vite que l’industrie et la production réelle.

S’y ajoute la facilité accrue de délocalisation des activités économiques : les investissements directs à l’étranger (IDE) se sont considérablement développés, majoritairetnent entre pays riches (74 % du stock d’IDE en 1994 se situait dans les pays développés), niais aussi vers les pays à bas salaires qui sont de nouveaux concurrents. C’est une des craintes les plus présentes en France : celle d’un monde où le salaire de l’ouvrier de Sochaux serait fixé à Shangaï.

Il est donc difficile de répondre à la question : quand sommes-nous entrés dans cette phase de mondialisation? À mon sens quelque part entre 1971-1973 (fin de Bretton-Woods et premier choc pétrolier) et 1989 (chute du mur de Berlin) : comme le dit justement M. Camdessus, c’est ce dernier jour, 9 novembre 1989, que le XXIe siècle a commencé Mais notre souveraineté économique était sans doute morte plus tôt, à supposer qu’elle ait jamais totalement existé.

Voyons maintenant ce que la mondialisation n’est pas, et je voudrais à cet égard dissiper quelques angoisses.

Tout d’abord, la mondialisation, si elle est créatrice de nouveautés, n’est pas vraiment nouvelle. Il y a souvent eu, dans l’histoire, perception de nouveaux joueurs, de nouvelles règles et de nouveaux jeux. La plus belle définition littéraire de la mondialisation actuelle est sans doute celle-ci : «Le système des causes qui commande chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement. » Elle est de Paul Valéry, dans les années 30 qui ne passent pourtant pas rétrospectivement pour être des années d’ouverture internationale accélérée…

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