Espérant contre toute espérance ?

J’écris ces lignes d’abord en enfant reconnaissant des Semaines sociales, sous l’égide refondatrice de Jean Gelamur puis de ses successeurs. J’y ai été nourri au lait du christianisme social, et de multiples rencontres et échanges. J’espère avoir un peu incarné ces convictions reçues dans mon action de responsable en France et en Europe, même si j’écris ici à titre purement personnel et n’engage en rien l’institution publique que je dirige.

« Espérant contre toute espérance » : ce vieux cri de St Paul à propos d’Abraham (Romains 4, 18) nous touche dans ce monde inquiétant de 2020. La grande crise financière de 2008-2009 a été techniquement résolue. Mais depuis, les enchaînements paraissent implacables : crise économique et sociale, avec la montée du chômage- même si celui-ci a retrouvé en 2020 son niveau le plus bas en France, et que l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis sont au plein emploi. Crise démocratique, avec partout les extrémismes de droite et de gauche, et la victoire du populisme dans ses versions trumpienne, brésilienne ou indienne. Et possible crise géopolitique, qui commencerait en guerre commerciale pour aller vers une guerre tout court. A cette échelle, les causes dépassent clairement la crise financière, et renvoient à une crise morale : notre monde occidental a peur; il a perdu foi dans l’avenir. Pour les chrétiens, cette « crise de foi » n’est pas indépendante de la déchristianisation sans fin, et s’y ajoute la crise de l’Eglise face au mal tentaculaire des abus sexuels. Les dernières révélations sur Jean Vanier ont été ici le choc douloureux de trop.

Pour nous « cathos sociaux », les optimistes et les bâtisseurs inlassables, est-ce la fin de notre monde ?

Nous croyons en une démocratie sociale, en l’Europe, en une Eglise ouverte aux grands vents du monde. Aussi légitimes qu’elles demeurent, aucune de ces convictions n’est en grande forme aujourd’hui: faudrait-il donc renoncer à l’espérance? Non, résolument non, mais la purifier selon trois dimensions.

D’abord reconnaitre que l’espérance est un combat lucide, et pas un optimisme béat ni un confort tranquille. Une psychologie positive ou sereine peut aider, elle ne suffit jamais. « L’optimisme déçoit, l’espérance non ! » nous dit le pape François[1]. A chacun de nous de jeter les filets à nouveau chaque matin, dans la mer petite ou grande de ses responsabilités. J’aime que tous les récits apocalyptiques des Évangiles se terminent par un appel à l’humble persévérance, familiale, professionnelle, sociale. Notre monde de zapping n’a surtout pas besoin que nous changions de convictions, il a besoin de témoins de la fidélité.

Mais ensuite, savoir discerner derrière des formes qui meurent ce qui est beau dans le monde qui naît. L’espérance ne peut être la vertu de nostalgiques vieillissants; cultiver notre espérance, c’est éduquer notre regard avec celui de nos enfants. Et voir aujourd’hui dans la génération nouvelle, au-delà des prodigieuses interconnexions technologiques, au moins trois aspirations fortes: à plus d’écologie bien sûr, à plus de sens jusqu’en entreprise, et à plus d' »humain » et de proximité y compris dans les circuits économiques. Avec leurs ambiguïtés et leurs excès, ce sont là de belles promesses pour construire demain.

Purifier enfin notre Espérance en la plaçant en Dieu plus qu’en des hommes, fussent-ils exceptionnels: tous ont leurs limites, et c’est leur humanité même. Jérémie le disait il y a plus de 25 siècles; « Malheureux l’homme qui met sa foi dans un mortel ; béni, l’homme dont le Seigneur est la confiance » (Jr,17, 5-7). C’est plus qu’un détachement un peu désabusé : l’Espérance chrétienne est celle de femmes et d’hommes loyalement engagés dans le monde, mais fondamentalement libres par rapport à leurs maîtres terrestres.

Alors oui, les chrétiens ne seront pas les derniers des Mohicans mais les premiers des espérants.

  1. http://www.vatican.va/content/francesco/fr/audiences/2016/documents/papa-francesco_20161228_udienza-generale.html

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Francois Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Ancien membre du Conseil des Semaines sociales de France

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