La réforme des retraites proposée par le gouvernement réserve le bénéfice d’un régime spécial presque exclusivement aux agents de services de sécurité de l’État. Étonnant ? Non car ils sont le dernier rempart de la République face aux situations de violences. Mais qu’en est-il du premier rempart ? De ceux qui traitent les violences sociales avant qu’elles n’explosent, au risque de bien des dangers ?
Ces premiers remparts sont les professionnels du soin, c’est à dire les travailleurs du social et de la santé.
Aides-soignants, travailleurs sociaux, ambulanciers, conseillers en insertion, infirmiers, éducateurs, aides à domicile, animateurs… Ils soignent au quotidien les maladies physiques, psychiques et sociales qui sont la source de bien des conflits dans notre société. Ces dernières années, au travers des enquêtes quantitatives et des relectures qualitatives réalisées par les composantes de la Mission Ouvrière (ACE, JOC, ACO…), nous avons vu grandir un profond mal-être parmi les acteurs du soin. Dépression, burn-out, démission, harcèlement, maltraitance… Des mots forts à l’image d’un premier rempart qui se fissure inexorablement.
Dans le diocèse de Lille, les prêtres ouvriers et l’action catholique ouvrière (ACO) animent des relais qui leur donnent la parole. Des dizaines sont venus témoigner et leur parole ne laisse pas les chrétiens indifférents. Par la parabole du bon samaritain, Jésus-Christ fait de celui qui prend soin de l’autre un modèle de la Bonne Nouvelle. Récemment, les chrétiens qui ont témoigné le plus positivement de l’amour de Dieu étaient des acteurs de soins : l’Abbé Pierre, Sœur Emmanuelle, Joseph Wresinski…
« à l’image du bon samaritain, on découvre que beaucoup de ces actes de bonté sont aussi des actes de transgression »
Ces relais ont fait émerger une réalité à la fois belle et difficile. On est marqué par la vocation des personnes venues témoigner. « J’aime ce travail car nous sommes près des gens. » confie une élève infirmière. Un participant poursuit « Quand ma marraine est sortie de l’hôpital, l’infirmière qui l’a soignée l’a appelée pour prendre de ses nouvelles. Ça compte beaucoup. ». Mais, à l’image du bon samaritain, on découvre que beaucoup de ces actes de bonté sont aussi des actes de transgression : « Comme éducatrice de l’aide sociale à l’enfance, je ne suis plus libre de prendre mes rendez-vous. C’est la secrétaire du service qui les prend pour nous et c’est une demi-heure maximum par enfant que ce soit un cas simple ou complexe. Alors pour avoir le temps de bien faire mon travail, je triche comme je peux. ».
La question du temps ressort dans de nombreux témoignages, car prendre soin demande du temps. Surtout si comme le dit le pape Benoit XVI dans son encyclique » Dieu est amour » : « Les êtres humains ont toujours besoin de quelque chose de plus que de soins techniquement corrects. Ils ont besoin d’humanité. Ils ont besoin de l’attention du cœur. ». Mais une participante nous dit : « Prendre le temps d’écouter une personne en souffrance, c’est pas un acte facturable, alors on nous fait comprendre que ce n’est pas à nous de le faire. ». Ainsi la question du temps est bien souvent une question d’argent : « A l’EHPAD on a vu apparaitre des codes-barres un peu partout dans le bâtiment. Dès qu’un soignant faisait quelque chose, il flashait le code-barre et ça partait à la facturation. ». Cette marchandisation porte des visages différents dans le monde de la santé et du social. Facturation à l’acte dans le monde de la santé. Subvention par projet via des appels d’offres publics dans le social. Des outils d’efficacité sociale sont devenus de vulgaires machines à réduire les coûts.
« Au centre de tout système social ou économique doit se trouver la personne, image de Dieu, créée pour être le dénominateur de l’univers. Quand la personne est déplacée et qu’arrive le dieu argent, se produit ce renversement des valeurs. ». (Message aux mouvements populaires, 28 octobre 2014) nous dit le pape François.
Ce renversement des valeurs est au cœur des souffrances des acteurs du soin, en particulier des « petites mains » au contact direct des personnes en souffrance : « Comme éducatrice, je suis coincée entre les besoins des personnes en souffrance et les cadres rigides de dispositifs avec toujours moins de moyens. Quand tu vois un enfant qui se fait tabasser mais qu’il n’y a pas de place en foyer pour le sortir de là, c’est dur. ». Quelle terrible douleur d’avoir choisi de consacrer sa vie professionnelle à prendre soin des autres et d’être contraint, du fait de ses conditions de travail, à devenir auteur de maltraitances : « On était en sous-effectif dans le chantier d’insertion où je travaillais comme conseillère, alors au lieu d’annuler des missions et de perdre des chantiers on a envoyé un salarié handicapé avec des risques d’AVC travailler seul sur un chantier pénible. Ça s’est mal passé ». A cette violence morale s’ajoute bien souvent des violences physiques qui sont quotidiennes dans les services sociaux et de santé.
L’Église est appelée à ne pas rester neutre dans cette situation. Dans le diocèse de Lille , la Mission Ouvrière a lancé la démarche « Travail soigné ? » qui a permis de recueillir plusieurs centaines de témoignages d’acteurs du soin. En 2020, ils serviront de base à une parole d’Église qui sera proclamée à l’occasion d’une action symbolique. Un engagement fort aux côtés de ceux qui vivent chaque jour la parabole du bon samaritain.
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Stéphane Haar, délégué diocésain à la mission Ouvrière du diocèse de Lille