Lors de ma formation de charpentier chez les compagnons du tour de France, j’ai appris un métier mais aussi une éthique qu’on appelle souvent « l’amour du travail bien fait ». Une grande part de celle-ci consiste dans la prise de conscience que l’être humain n’est pas tout-puissant. Il doit collaborer avec la matière qu’il travaille. Cette matière n’est pas inépuisable et elle ne se soumet pas facilement à la volonté humaine. Le bois pousse à son rythme. Il ne se coupe pas n’importe quand et ne se travaille pas n’importe comment. Il faut en respecter le fil et l’orientation. Nos anciens ont dû mener ce long travail d’apprivoisement pour apprendre à travailler cette matière et bâtir des monuments centenaires et magnifiques. Cette éthique demande une vision à long terme du travail et du monde. Ainsi, il aura fallu près de 150 ans et plusieurs générations d’ouvriers pour bâtir la cathédrale Notre-Dame de Paris.
L’incendie du 15 avril 2019 qui a ravagé le bâtiment fit partir en fumée un morceau de l’histoire de France, un haut lieu de la foi chrétienne mais aussi un symbole fort de cette éthique ouvrière. L’État français a souhaité remettre rapidement sur pied ce monument national. L’archevêché de Paris est monté au créneau pour veiller au respect de l’affectation au culte de cette maison de Dieu. Mais le respect de la mémoire et de l’éthique ouvrière est-elle au cahier des charges ? Quelques jours après l’incendie, le président de la République annonçait une réouverture pour les jeux olympiques de 2024, sans connaître l’étendue des dégâts, la disponibilité de la matière ou des ouvriers qualifiés indispensables à ce chantier.
Au-delà de la question du réalisme d’un tel délai, c’est la logique derrière ce délai qui doit nous inquiéter. Cette logique c’est celle de l’anthropocentrisme et du paradigme technocratique que dénonce le pape François dans l’encyclique « Laudato Si » : « L’intervention humaine sur la nature s’est toujours vérifiée, mais longtemps elle a eu comme caractéristique d’accompagner, de se plier aux possibilités qu’offrent les choses elles-mêmes. (…) Maintenant, en revanche, ce qui intéresse c’est d’extraire tout ce qui est possible des choses par l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu’il a devant lui. (…) De là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la “ presser ” jusqu’aux limites et même au-delà des limites (1)» .
Mon autre école de formation fut la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, mouvement d’église qui m’a appris à écouter les autres et à voir Dieu à l’œuvre dans la vie de tous les jours. En écoutant mes collègues ouvriers, j’entends leur colère silencieuse devant des donneurs d’ordre qui ne comprennent pas qu’il faut du temps pour bien faire. En voulant faire de Notre-Dame une vitrine du savoir-faire technologique français capable de refaire en quelques mois ce que nos aïeux ont bâti en des siècles, les pouvoirs publics font de ce chantier un nouveau symbole de cette folie qui conduit à l’épuisement des ressources naturelles et humaines. Au contraire, ne pourrions-nous pas prendre le temps de faire de ce chantier une vitrine du travail bien fait et de la transition humaniste et écologique ? Par un long chantier école visitable, mettons en lumière cette éthique ouvrière pleine d’humilité et de sobriété que les compagnons résument par la phase « ne pas se servir, ne pas asservir, mais servir ». En effet, « Le moment est venu de prêter de nouveau attention à la réalité avec les limites qu’elle impose, et qui offrent à leur tour la possibilité d’un développement humain et social plus sain et plus fécond (2) » .
Stéphane Haar, délégué diocésain à la mission ouvrière du diocèse de Lille.
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1. Pape François, Lettre encyclique « Laudato Si », §106, 2015
2. Pape François, Lettre encyclique « Laudato Si », §116, 2015