L’actualité récente nous offre plusieurs exemples d’une contradiction inhérente à nos sociétés modernes : le mouvement vers la globalisation s’accompagne curieusement d’un mouvement quasi inverse vers l’autonomie qui peut pousser à la scission et à la fragmentation. Ces deux mouvements sont-ils conciliables ? Et si oui comment ? Telle est sans doute une des grandes affaires de notre temps.
Du côté de l’autonomie, la Corse a récemment fait parler d’elle à l’occasion du voyage sur place du Président Macron. Le conflit est circonscrit, le Président a pris la peine de choisir une date symbolique – le jour anniversaire de la mort du préfet Erignac – pour se rendre sur l’Ile. Du coup il a pu prévenir l’effet d’entrainement des forces centrifuges à l’œuvre et rappeler les principes intangibles de la République une et indivisible en opposant une fin de non recevoir aux revendications les plus outrancières avant d’accorder la mention de la Corse dans la constitution et une certaine liberté fiscale pour l’Ile, non sans avoir rappelé que ce que l’on gagne en indépendance fiscale régionale ne peut se concilier avec une dépendance financière accrue vis à vis de l’État. Mais auparavant il y a eu un autre conflit en Europe, bien plus grave, celui de la Catalogne, dont l’Espagne n’est pas sortie. Mouvements d’indépendance ou d’autonomie, donc, dont les causes sont multiples mais qui ont un effet d’entrainement fort, comme on le voit déjà avec le pays Basque et risquent d’aboutir à une sorte de démantèlement d’un certain nombre d’États, ou tout au moins de leur souveraineté.
Du côté de la mondialisation, nous ne cessons de voir des empires économiques transnationaux se former, aux dépens, parfois, d’une élémentaire justice. Le cas le plus flagrant et le plus symbolique de ces dernières années reste celui de Lactalis, qui, au moment où il devenait numéro un mondial du lait, provoquait à l’été 2016, une crise chez les producteurs français car il payait le lait en dessous de son prix de revient agricole. Cette crise vieille de deux ans a été entretenue par l’intransigeance du géant laitier mais aussi par des facteurs « externes », comme les surplus laitiers de l’Union européenne (UE) et, dernièrement, par la présence de salmonelle dans un certain type de laits pour enfants.
Mais sans aller jusque là, le développement du numérique permet l’apparition de groupes géants – les fameux GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon)– dont le développement se joue à l’international avec des capitalisations boursières jamais vues, des profits immenses et une optimisation fiscale qui frise – en esprit sinon en droit – la fraude. Tout serait-il noir du côté de la mondialisation ? Ce mouvement apparemment irrésistible serait-il responsable du repli sur soi et de la volonté de faire sécession ?
En fait les choses sont plus compliquées. La progression du nombre d’Etats dans le monde (de moins de 60 en 1914, à plus de 200 aujourd’hui), due à de multiples facteurs, a été compensée par la progression du nombre d’Etats adhérents à l’Onu, (51 en 1945, 193 aujourd’hui) et par la constitution d’ensembles « régionaux » (Asean, Alena [1]) dont le plus bel exemple reste l’UE. Car c’est seulement à ce niveau que peuvent être contenus un certain nombre d’effets négatifs de la mondialisation économique. La mise au point d’une Réglementation générale des données personnelles par exemple, qui entrera en vigueur en mai prochain, est une grande victoire européenne et a déjà mis au pas quelques géants de l’Internet. L’accès virtuel au monde en temps réel apparaît bien comme une conquête qui va dans le sens d’une autonomie plus grande des personnes, mais elle doit s’accompagner de régulations afin que tous en profitent également.
C’est sans doute l’articulation entre liberté croissante et globalisation accrue qui doit être sérieusement examinée et pensée. Les institutions qui permettent à ce double mouvement de devenir convergence, unité et non pas fragmentation, éparpillement, doivent être encouragées. C’est pourquoi le christianisme social a toujours soutenu la construction européenne en ce qu’elle avait de meilleur. Mais peut-être faut-il aussi compter sur la progression de la fraternité sans laquelle les solidarités se dessèchent et les institutions se vident de leur sens. Sa mention dans le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme n’est pas une simple concession à l’esprit du temps, c’est une règle sociale : l’autonomisation croissante des personnes ne peut être harmonieuse sans une augmentation proportionnelle de ce lien librement consenti entre elles qui s’exprime par ce mot. N’est-ce pas une autre tâche du christianisme social que de la promouvoir et d’en penser les conditions d’apparition ?
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Par Jean-Pierre Rosa
[1] Zones de libre échange respectivement en Asie et en Amérique du Nord