Dossier Europe

Du champion national à la ligue européenne des champions

Une assurance mutuelle industrielle européenne pour faire face aux défis de notre temps.

N’en déplaise aux amateurs de foot, cette tribune n’a pas pour ambition de parler du ballon rond… Pour autant, il s’agira bien ici de parler de « jeu collectif » et « d’esprit d’équipe ».

Ce « collectif » que nous avons à construire, c’est celui d’une industrie européenne à même de relever les défis actuels. On voit en effet resurgir, face aux tensions extrêmes de notre temps, des réflexes « cocardiers » qui semblent ne pas avoir pris la mesure du changement d’échelle et d’état d’esprit que requièrent ces défis. Ainsi on a pu entendre des appels à développer la filière hydrogène pour « ne pas se laisser distancer par les Allemands ». On a pu lire ailleurs que le « malus au poids » sur les véhicules de plus de 1,8 t était calibré pour cibler les SUV produits par nos voisins mais pas ceux de notre industrie « nationale ». Des commentateurs se lamentent aujourd’hui de l’incapacité de notre industrie pharmaceutique « française » à mettre au point rapidement un vaccin contre la CoViD alors que des suédo-britanniques et des germano-américains y sont parvenus. Ces réactions sont inappropriées à plus d’un titre. D’une part, elles assimilent des entreprises historiquement nées dans un pays à des « bijoux de famille » alors qu’elles sont pour la plupart devenues des multinationales largement mondialisées, aussi bien par leur implantation que par leur actionnariat. D’autre part, cette mise en exergue d’une compétition intra-européenne entre des prétendus « champions nationaux » va à l’encontre de l’esprit d’équipe qui est indispensable pour relever ensemble les défis colossaux qui sont encore devant nous.

Car qui peut croire sérieusement que la France, pays qui représente moins de 1% de la population mondiale et moins de 3% du PIB mondial, a aujourd’hui la taille critique pour relever seule des défis comme celui d’une production énergétique durable et décarbonée, d’une mobilité propre et libérée des énergies fossiles, d’une pleine souveraineté numérique et d’une autonomie de son système de santé ? Déjà, dans les années 60, il avait fallu faire des paris audacieux faute de pouvoir courir tous les lièvres à la fois : l’énergie électronucléaire, la mobilité ferroviaire à très grande vitesse sont souvent considérés comme des choix révélateurs d’un « génie français » apte à relever des défis avec des moyens limités. Mais c’est oublier que les tournants de l’électronique et de l’informatique grand public ont été complètement manqués, malgré le « plan calcul » et le « plan composants ». Et la France est aujourd’hui loin d’être dans les premiers mondiaux des industries du logiciel (sauf la CAO) ou des matériels médicaux (sauf l’optique) dont elle est pourtant grande consommatrice. Les défis industriels de demain sont encore plus grands que ceux d’il y a 60 ans, de plus dans un contexte de moindre croissance. Il est donc plus que jamais nécessaire de se « serrer les coudes » et de « faire équipe » avec nos alliés européens.

« La solidarité, c’est aussi la capacité de tous à être unis en vue d’une même finalité : le développement intégral de la personne humaine, qui ne peut se réaliser qu’en travaillant ensemble au bien commun »

La notion de solidarité, pilier de la pensée sociale chrétienne, est plus que jamais centrale. Derrière ce mot, il y a d’abord la traduction concrète de la reconnaissance que tous les Hommes sont enfants d’un même Père : à ce titre, il importe de prendre soin de chaque membre de cette famille humaine, et en particulier des plus fragiles. Mais ce n’est pas la seule signification de ce terme : à l’échelle de l’Union Européenne, il ne s’agit pas seulement de la solidarité des pays « fourmis » envers les pays « cigales », ni seulement de celle des adhérents historiques envers les nouveaux arrivants. La solidarité, c’est aussi la capacité de tous à être unis en vue d’une même finalité : le développement intégral de la personne humaine, qui ne peut se réaliser qu’en travaillant ensemble au bien commun*. La solidarité doit être pensée non seulement comme une charité, mais aussi comme une assurance mutuelle envers les risques imprévisibles, comme une défense commune des conditions nécessaires à l’épanouissement de tous, et comme la capacité à faire face de manière unie, organisée, robuste et pérenne aux défis prévisibles de notre époque, afin d’assurer le développement intégral des générations actuelles et futures.

Comment cela peut-il se traduire pour l’industrie européenne, pour relever les défis techniques de la transition énergétique, de la transition numérique, de la mobilité écologique et de la santé résiliente ? Il nous faut mettre en place au niveau européen un système d’assurance mutuelle industrielle : quand des incertitudes importantes existent sur les technologies à développer et que les moyens pour y parvenir ne sont pas évidents, il faut savoir prendre des risques à plusieurs, chacun explorant une voie au bénéfice de tous, et le résultat global étant partagé quoi qu’il arrive. Il s’agit de s’engager ensemble, pour les technologies stratégiques, dans une démarche de mitigation de risque dans laquelle chaque pays peut explorer sa voie en fonction de son « génie national » propre, mais accepte de partager sa réussite potentielle avec les autres pays, en échange d’une garantie d’être bénéficiaire de ce même partage s’il venait à échouer. On pourrait penser que la mise en place d’une telle assurance mutuelle industrielle est impossible, mais en réalité elle se pratique déjà… aux Etats-Unis, dans le domaine stratégique de la Défense. Ainsi, quand le gouvernement américain lance une compétition entre ses industriels pour l’octroi d’un contrat majeur d’armement, il prend soin de s’assurer que les perdants de la compétition seront dédommagés de leur effort pour concourir, et pourront continuer à vivre en maintenant leurs capacités jusqu’à la prochaine compétition. Pour cela, le gouvernement exige du gagnant (par exemple Lockheed Martin pour les F35) qu’il fasse produire une partie de son produit vainqueur dans les usines de son concurrent malheureux (en l’occurrence Boeing). Par ailleurs, ce concurrent se verra attribuer des études de prototypes afin de continuer à maintenir les compétences de son bureau d’études. De la sorte, le gouvernement américain garantit le maintien sur son territoire de plusieurs industriels capables de proposer des solutions originales à ses besoins de matériel militaire, et chacun de ces industriels est incité à explorer des solutions technologiquement risquées en sachant qu’un échec ne le condamne pas à disparaître.

Nous voyons aujourd’hui se dessiner l’esquisse d’un tel mécanisme quand Sanofi décide de produire dans ses usines le vaccin mis au point par Pfizer-BioNtech. La recherche urgente d’un vaccin contre un nouveau virus est un cas typique où l’on souhaite que tous les industriels prennent le maximum de risques pour explorer toutes les solutions potentielles y compris les plus innovantes. La même problématique s’applique à nos autres défis. Pour l’avion « vert », qui sait dire aujourd’hui si c’est la solution d’un avion à hydrogène liquide ou d’un avion à carburant synthétique carboné écologique qui sera la bonne solution ? Pour la mobilité terrestre « verte », qui peut prétendre à ce jour trancher définitivement entre le véhicule électrique et le véhicule à hydrogène comprimé ? Sur tous ces défis techniques stratégiques, nous avons besoin d’être « Unis dans la diversité », en mettant en place des mécanismes qui instaurent une assurance mutuelle entre nos capacités industrielles.

Ainsi, tout en préservant la responsabilité et l’originalité de chacune des facettes de notre « polyèdre européen », nous renforcerons à la fois son esprit d’initiative et son esprit d’équipe. Osons, plutôt que nous crisper sur nos champions nationaux, mettre en place cette « ligue européenne » qui nous apportera le meilleur de chaque pays. Osons faire le choix d’une industrie du bien commun*.

Eric Wendling, administrateur des SSF

(*) « Ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son épanouissement » (Mater et Magistra, n°65)

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