Dossier Fin de vie

L’accompagnement de la fin de vie : il est urgent d’en parler

Dans les débats actuels, s’exprime le désir d’un accompagnement personnalisé en fin de vie. Mais la réalité du terrain est-elle vraiment connue ? Partageons notre expérience avec quelques traces de quarante ans de pratique médicale en ville.

Le médecin engagé dans cet accompagnement connait flux et reflux, entre lenteur et urgence : il va affronter la réalité inimaginable avec d’autres praticiens, structures, institutions. Adossé à une éthique de la délibération, il engage un processus[1] aux étapes distinctes : inventaire des compétences, questionnement des bénéfices/risques, appel au juridique (Lois Kouchner, Léonetti et Léonetti-Claeys), à la déontologie, attention aux cultures. Cette phase délicate exige reformulations, négociation ; le projet d’accompagnement discuté avec les proches se concrétise alors. Mais il n’est jamais aisé de construire la prise en charge cohérente d’un patient dans une relation familles et équipes professionnelles à géométrie variable : se jouent là des difficultés latentes souvent cristallisées dès l’entrée en institution. Un accompagnement de l’admission en Ehpad, inspiré d’une approche systémique[2], nous a persuadés qu’une relation de confiance relève d’un vrai travail : recueil de l’histoire de la famille, reconnaissance de ses compétences dans le maintien à domicile de l’aîné, clarification du type de contrat souhaité avec l’institution. Lorsque ces points n’ont pas été partagés, la moindre difficulté peut faire l’objet de malaises. Seul l’effort patient pour maintenir des espaces de parole permettra d’aller vers une fin de vie paisible.

Tel est le cas de Mr T, 92 ans, en EHPAD dont l’état se dégrade. Pour rechercher l’origine de son importante anémie, une hospitalisation qui suppose des examens agressifs, est programmée. La famille réfléchit avec le gériatre et le médecin traitant ; la décision partagée avec la famille en présence de Mr T. conduit à stopper les investigations pour éviter une obstination déraisonnable. Le retour en EHPAD permet le passage du curatif au palliatif : les soins prodigués recherchent le confort du patient.

Un tel parcours n’est jamais simple à mettre en place : le médecin traitant qui valide les traitements et le projet de soin, est peu disponible. La possibilité de temps dédiés pour des rendez-vous est de l’ordre d’une vraie décision. Pour les soignants bousculés, il est pourtant vital de s’asseoir et réévaluer la situation au cours de trois phases distinctes. L’annonce du diagnostic déclenche le projet de soin. Puis se met en place l’accompagnement à la durée imprévisible, avec des réajustements dans une démarche pluridisciplinaire. La troisième étape est celle des derniers moments où les dimensions humaines et spirituelles inspirent toute démarche, parfois dans l’inconfort. Chaque étape a sa complexité, inscrite[3] dans une triple polarité : intersubjective, institutionnelle et sociétale. L’équilibre doit être recherché entre les valeurs des personnes (choix d’actions, représentations, vertus), celles des institutions et de la société sur la santé publique, la vie bonne, la solidarité.

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Des tensions existent. Sur l’axe intersubjectivités/ institutions, les liens EHPAD/ hôpital se traduisent dans des allers retours parfois inconfortables à interroger. Sur l’axe institutions/société, on inscrira les choix de santé publique : l’équité questionne la répartition et l’organisation des soins dans la démocratie sanitaire. Enfin, l’axe société/intersubjectivité confronte le coût de la santé assumé par la collectivité à la vie sans prix de la personne. L’articulation de ces trois pôles est toujours délicate mais à travers cette complexité émerge le pacte de soin, sorte d’alliance scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie[4].

L’histoire peut se dérouler au long cours, comme pour Mr B. à qui le pneumologue a annoncé un cancer du poumon. Mr B. redoute une fin de vie hors de son domicile. Il expose ses désirs en consultation et demande au médecin de respecter ses choix. L’alliance thérapeutique durera jusqu’au bout dans des modalités inventées au jour le jour qui valideront la crédibilité du pacte : c’est lorsque le médecin énonce des zones d’incertitude en même temps qu’un projet, que la personne malade peut espérer[5].

Le contexte d’une société qui esquive la mort ne facilite rien ; si en matière de courage – dirait Jankélévitch – ce qui a été fait reste toujours à faire, pour le praticien, chaque cas singulier est toujours une première fois. Le médecin est au défi d’une créativité clinique acrobatique entre l’exercice de la médecine avec ses références juridiques et sa déontologie, son expérience dans sa polarité subjective, et enfin la pratique médicale clinique et technique. Tout cela génère un style propre à chaque praticien.

Dans la traversée, la personne en fin de vie demeure en son mystère. A la suite de Jacques Cabassut[6], nous évoquerons la triade qui selon Alain-Didier Weil dit l’Autre : inouï, invisible, immatériel. Dans une anthropologie négative, elle pourrait désigner le mystère du sujet dont la présence demeure et engage à une rencontre en perpétuel déplacement. Tout reste à faire, mais glisser de la triade – inouï, invisible, immatériel – vers un tout autre triptyque – inaudible, irregardable, inconsistant – est un risque auquel il faut résister.

Résister dans l’écoute qui donne voix au sans voix, résister dans un regard qui soutient la scène, résister dans un soin précieux sur un corps dévasté. Cet accompagnement est triplement humanisant : pour le malade encore vivant[7] qui oblige, pour le médecin qui s’y risque, et pour une société hyperactive où l’accompagnement de fin de vie suppose rupture de rythme et passage sur une autre scène.

Les soignants réinventent là une part d’hospitalité ; ils témoignent qu’une démocratie se reconnaît à la place faite aux plus fragiles. Ils manifestent l’urgence de penser la mort, car une mort accompagnée et socialisée est une mort humanisée et humanisante.

Jean-Luc et Françoise Philip

[1] Myriam Le Sommer, Ethique et pratique soignantes. L’expérience de la gérontologie, Ed. Seli Aslam, 2011, p. 39 et s.

[2] Thierry Darnaud, L’entrée en maison de retraite, ESF Ed., 1999.

[3] Clés fournies par Marie Hélène Parizeau aux Journées de formation en éthique médicale (La médecine de demain, défis éthiques pour la société québécoise), Collaboration Québec France, Université de Laval, 2013.

[4] Paul Ricœur, Les trois niveaux du jugement médical. Le Juste 2, Editions Esprit 201, p. 230.

[5] Ibidem.

[6] Jacques Cabassut, Le déficient mental et la psychanalyse, Champ social Ed., Nîmes, 2005, p. 47 et s.

[7] Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Seuil, 2007, p. 4.

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