Dossier Plateforme du Bien Commun

L’esprit de Tibhirine : une actualité dans les temps que nous traversons

La béatification de 19 témoins d’Algérie en décembre 2018 sur les lieux de leur existence vouée au Christ et aux Algériens, a été désignée à juste titre comme un évènement : avec ce choix, l’Eglise universelle se décentre pour montrer une voie de sainteté dans la rencontre fraternelle de l’autre.

L’expérience des Cisterciens de Tibhirine –Priants parmi les priants – est bien connue par la diffusion de leurs écrits. Dans le cadre des Semaines sociales des AM, c’est autour de la figure de Christian de Chergé que Geneviève Lachaussée, théologienne et moi-même, proposons des haltes spirituelles dans le sillage de la session 2015 (Cultures et religions : des ressources pour imaginer le monde).

L’esprit de Tibhirine touche profondément les personnes dans son authenticité chrétienne, son urgente actualité et son caractère prophétique : rien ne prédisposait Christian de Chergé à devenir priant parmi les priants dans ce fragile monastère de l’Atlas, épave cistercienne dans un océan d’Islam. Son Testament exprime sa vocation et sa vie donnée(1). Sa découverte, à 5 ans, de l’Algérie et de la prière musulmane, son service militaire en 1959 dans le djebel de Tiaret où son ami garde champêtre le protègera dans une escarmouche et sera assassiné le lendemain, ces deux évènements sont pour Christian de Chergé des façons de faire de Dieu : ils fondent sa vocation. Il arrive à Tibhirine en 1971, nomade de Dieu, sûr de sa vocation monastique qui est de devenir priant parmi les priants, vocation que l’ensemble de la communauté épousera plus tard.

« La seule survie du monastère tient à ces liens réussis »

Tibhirine, Les jardins potagers, est un monastère fragile et précaire. La construction d’un vivre ensemble original entre des religieux originaires d’Europe et des villageois algériens musulmans a pourtant été possible : là où deux mondes auraient pu s’installer dans la paisible coexistence d’un respect réciproque, a pu émerger au fil des années le lien d’un dialogue existentiel(2). Il s’entretient avec les voisins dans l’extrême simplicité du quotidien. La seule survie du monastère tient à ces liens réussis. Frère Amédée, avec son rôle d’enseignant, son arabe courant, son ancienneté, et frère Luc, moine et médecin, en ont été les pivots à l’époque des recommencements de l’Algérie indépendante. Tibhirine apporte donc le service du dispensaire et le projet de coopérative agricole. Avec l’élection en 1984 de Christian de Chergé comme prieur, la communauté cherche de nouvelles formes de relations avec son environnement pour favoriser l’autonomie des voisins.

Cela correspond au choix de l’Eglise d’Algérie d’une collaboration désintéressée. Depuis la haute figure du cardinal Duval, dont Christian de Chergé et tout le monastère ont été très proches, jusqu’au Pape François(3), l’esprit de Tibhirine est une voie audacieuse pour avancer en chrétien dans un contexte difficile et un horizon qui paraît bouché. A la suite du Pape Paul VI pour qui l’Eglise se fait conversation (Ecclesiam suam), le Cardinal Duval a parlé d’une Eglise qui doit se faire extatique. Pour Monseigneur Claverie, l’Eglise doit se tenir dans les lieux de fractures.

Le dialogue existentiel tel que le conçoit Christian de Chergé est un véritable exode de soi. Il importe d’entrer dans l’axe de l’autre(4) : l’hospitalité est au cœur. Etre reçu par ce peuple qui a vécu les longues années de colonisation et entrer dans une relation d’amitié réciproque, voilà qui est capital. La stabilité monastique se vit dans la fidélité à ce peuple qui le premier souffrira de la violence dans la décennie noire des années 90. Les moines de l’Atlas comme les autres religieux béatifiés ont cultivé cette amitié dans le goût de l’autre et l’intuition d’une fraternité universelle ; cette ligne de fond les conduira jusqu’au martyr de l’amour. Il y a là le pèlerinage de toute une vie, dans la certitude que la rencontre de l’autre différent –de culture, de foi, d’histoire- est une richesse. Christian de Chergé dira même que la différence est désirée par Dieu pour une émulation spirituelle et une conversion de plus en plus profonde dans sa propre foi(5) . L’autre aide à grandir dans la vérité à laquelle chacun est appelé !

L’Esprit Saint est répandu dans le cœur de tout homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Cette conviction enracinée dans le concile Vatican II(6), souvent réaffirmée par le cardinal Duval et Christian de Chergé, entraine un désir aiguisé de cohérence de vie, la recherche d’un style évangélique dans une Eglise d’autant plus féconde et offerte au service de tous qu’elle est minoritaire et fragile. Aimer Dieu et aimer l’autre, c’est tout un.

La Visitation est la fête patronale à Notre Dame de l’Atlas. Christian de Chergé ne cesse de méditer sur ce mystère : la Visitation est invitation et confirmation de la manière dont le monastère doit vivre sa vocation. Comme Marie courant en hâte vers Elisabeth, débordant du secret qui l’habite, L’Eglise est dans une urgence de service et de présence : porter une Bonne Nouvelle sans trop savoir comment la dire. Quand Marie arrive près d’Elisabeth, son Magnificat est libéré. Elisabeth, figure de l’autre, a pris l’initiative du salut. Comme Marie, l’Eglise est vouée à porter le Christ en elle et hors de chez elle : dans ce mouvement de sortie de soi, elle découvre l’Esprit Saint présent dans le cœur de l’autre où il agit : mais c’est le secret de Dieu. Dès sa découverte de l’Algérie, Christian de Chergé est convaincu que le Dieu des Chrétiens et le Dieu de l’Islam ne font pas nombre. Mais la place de l’Islam dans le cœur de Dieu est une question lancinante. Dans une de ses homélies sur la Visitation, il dit : ceux que nous sommes venus rencontrer, ils sont un peu comme Elisabeth ; ils sont porteurs d’un message qui vient de Dieu.

Ce vivre ensemble construit au jour le jour dans un contexte de christianisme minoritaire amène à une révolution des points de vue. Notre connaissance est partielle. Christian de Chergé évoque un Christ qui sera toujours plus grand que ce que nous croyons savoir de Lui : la présence de l’autre en son mystère est une aide pour entrer plus intimement dans une connaissance renouvelée. Mais dans des temps de désarroi, c’est un enfantement douloureux tissé dans le réel et ses nécessités.

Les moines de Notre Dame de l’Atlas ont su être ces hommes frontières qu’appelle de ses vœux le père Henri Sanson, fondateur du Secrétariat social d’Alger. Ils sont entrés pleinement dans l’hospitalité, dont ils ont été eux-mêmes gratifiés. Dans une reconnaissance toujours renouvelée, ils ont pu se tenir avec courage dans les lieux de fractures, dans le service et l’attention aux besoins de l’autre : cette posture à laquelle ils ont consenti, les a entretenus et édifiés. L’esprit de Tibhirine continue à se vivre à Midelt au Maroc mais aussi dans le cœur de tous ceux qui ont pu très profondément rencontrer ces Bienheureux : toute l’Eglise peut être désormais héritière de cette intuition qui génère une charité créatrice. Grave et joyeuse actualité.

  1. L’invincible espérance, Bayard 1997, page 221.
  2. Christian de Chergé expose cette intuition dans un texte capital, Chrétiens et musulmans, pour un projet commun de société. Op. Cit. p 167
  3. Voir par exemple le Document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune signé à Abou Dhabi entre le pape François et le Grand Imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb.
  4. Ibidem
  5. Voir par exemple le texte : Chrétiens et musulmans : nos différences ont –elles le sens d’une communion ? Op. Cit. P.109
  6. Voir par exemple l’encyclique Redemptoris missio

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Françoise Lavirotte Philip, présidente des Semaines sociales des AM, Nice

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