Dossier Tribune du Christianisme social

La tribune : La communication au détriment de la parole

Le sociologue David Le Breton[1] souligne combien la « conversation nationale » a pris la forme d’une suite de buzz qui abuse de notre attention et participe d’une société de prédation qui dévore les attentions, les désirs, les imaginaires, encourage ces petites déresponsabilisations du quotidien…

Comment retrouver le parler ensemble au moment où l’apocalypse écologique hante les esprits, où la menace radicale d’une fin du monde est très souvent évoquée avec une violence des mots, des expressions, des représentations, des modes de vie auxquels personne ne souhaite adhérer !

Face au brouillage communicationnel, voire l’insulte, l’invective, l’intimidation, émerge souvent, suivi d’injonctions violentes et désordonnées, le mot d’ ordre : « il faut faire ainsi ». Se développe alors une radicalité dans les échanges qui ne résout rien mais renforce la stratégie d’évitement de la complexité qui, par définition, est incertitude.

À la question d’un journaliste qui s’adresse à Jérôme Fourquet, politologue, pour lui demander à propos du contexte politique actuel : « comment voyez-vous les choses ? » la réponse fuse « Aquaplanning dans nappe de brume… » et le directeur général de l’IFOP, Frédéric Daby de renchérir « c’est le brouillard »[2] ! La cacophonie règne, on n’entend plus rien à force de saturer l’espace d’un flux continu de paroles contradictoires. Il s’agit là d’une crise du discours par l’ hyper-inflation narrative de la communication institutionnelle. La confiance dans la parole publique est en partie ruinée et le crédit des narrateurs de la sphère médiatique également (fake news, alternative facts, prime aux clashs, robotisation du langage par les algorithmes…).

Cet « effondrement du langage » a creusé une spirale du discrédit qui dévalue la parole publique prise dans la violence des mots et des représentations, dans l’impatience, la vitesse, le réflexe.

Sur le plan individuel, jamais on n’a autant communiqué mais jamais on n’a aussi peu parlé ensemble !

Le recours permanent au téléphone portable ajoute encore à l’hyperindividualisation de nos sociétés. Il peut renforcer l’indifférence aux autres, l’absence d’attention au monde, favoriser le repli sur soi, détourner de l’envie d’ être ensemble, de partager, et inciter les uns à être de plus en à côté des autres.

La communication publique, quant à elle, devrait avoir pour objet premier le respect du citoyen en évitant la distorsion des messages, les évaluations hâtives, les fausses conclusions et contribuer ainsi à nourrir le discernement en créant un espace partagé qui favoriserait le débat entre des sensibilités résolument différentes.

En un mot, elle devrait « garantir » une communication porteuse de sens et du lien social qui nous fonde, et nous unit.

Bien souvent, la manipulation des pulsions a pris la place de l’ échange des idées et des expériences.

La prise en compte de l’altérité dans l’exercice de la liberté s’est largement effacée en raison des dérives de notre individualisme. La conséquence s’impose : nous continuerons de vivre dans un contexte sociétal où les émotions et les affects prendront trop souvent le pas sur la raison et nourriront l’amertume et la colère. La violence témoignant de l’incapacité à accepter des frustrations et des limites.

A nous donc, en ces temps de crise, de laisser de l’espace à l’autre, au-delà de nos confinements et enfermements et de retrouver, autant que faire se peut, l’art de la conversation, un véritable échange qui sollicite une attention à l’autre, et qui prend en compte la valeur du silence, l’expression d’un visage…

Ce travail de conquête, cet effort pour composer avec toutes les contraintes n’ont jamais, peut-être, été aussi forts aussi aigus qu’aujourd’hui. La réflexion de Bruno Latour, philosophe récemment disparu, est l’exemple même du « point d’appui manquant dans le vertige du présent[3]. »

Marie-Noële Sicard, administratrice des SSF

[1] Le Monde, 2 janvier 2023.

[2] Le Monde, 9 novembre 2022.

[3] Citation de Camille de Toledo, Le Monde, 20 octobre 2022.

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