Dossier Tribune du Christianisme social

La Tribune : Il n’y a pas de sot métier

Après avoir croisé dans les RER matinaux ceux qui avaient permis que l’économie résistât à la Covid, après le débat sans dialogue sur la réforme des retraites, après que l’on n’a parlé pendant des mois que d’emplois pénibles sans mentionner ce qui fait ou pourrait faire la beauté du travail, « Il n’y a pas de sot métier » m’a paru s’imposer pour la dernière Tribune de l’année 2022-2023.

« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », la Genèse présente le travail comme une punition infligée à l’Homme suite au péché originel. Les Grecs anciens distinguaient le travail de l’esprit – philosophie et politique – du travail manuel et, s’ils accordaient une suprématie au premier, ils reconnaissaient la nécessité du second et savaient apprécier la qualité et le savoir-faire. En 1948, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme proclame en son article 1 que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » et en son article 23 précise que « toute personne a droit… au libre choix de son travail, à une rémunération équitable lui assurant, ainsi qu’à sa famille, une existence conforme à la dignité humaine » et que « toute personne a le droit … de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ». Mais ce n’est qu’en 1966 que sera reconnu « le droit à la formation technique et professionnelle » et « à une rémunération égale pour un travail de valeur égale » « pour tous les travailleurs » c’est-à-dire hommes et femmes[1].

La période de la covid a révélé la multitude des métiers qui ont permis d’approvisionner, de transporter, d’apporter des soins aux malades, d’enlever les ordures, de réparer ce qui était nécessaire. Et l’on a redécouvert que, dans une filière donnée où peuvent se mêler production de biens et services, tous les métiers ont leur utilité parce que, si l’un d’eux n’est pas accompli, les besoins ne pourront être satisfaits, les demandes recevoir une réponse. Ceux qui vont chercher des produits dans de vastes entrepôts, les rassemblent, les empaquètent pour les expédier à un client ne font pas un métier indigne, mais permettent à quelqu’un de recevoir ce qu’il attend. Il n’est pas de sot métier.

Il n’est pas de travail, même simple, qui ne fasse appel à l’intelligence. Un psychologue, écrit : « L’on a découvert après de longs détours que, même dans les tâches les plus réduites, dans le travail répétitif sous contrainte de temps, sur la chaine de montage, il fallait … ,pour pouvoir tenir son poste, développer des habiletés parfois très complexes » qui sont fruits de l’intelligence.[2] Et, au-delà de leur adaptation personnelle, la majorité des travailleurs cherche à améliorer les processus qui leurs sont imposés, ce qui suscite souvent des résistances de l’encadrement. Tout métier requiert de celui qui l’accomplit d’exercer son intelligence.

On n’emploie plus guère l’expression « la belle ouvrage » pour parler d’un travail particulièrement réussi et, pourtant, l’envie de faire un beau travail commence à l’emporter sur la nécessité de trouver un emploi quel qu’il soit. Les psychologues observent qu’il n’y a pas de bien-être au travail, de résistance au stress, sans le plaisir de bien faire. Les analystes constatent et les entreprises se rendent compte que réduire les coûts au risque de faire un produit ou de rendre un service qui « va à peu près » n’est pas le seul moyen de faire face à la concurrence des pays à bas salaires[3]. Dans tous les métiers, le besoin de sens s’impose.

Alors, que faire pour redonner du sens au travail tandis que beaucoup d’entreprises se sentent obligées de réduire les coûts en augmentant les cadences, en individualisant les tâches, en fixant des normes pour chacune et des objectifs de temps, trop souvent au détriment de la vie sociale de l’entreprise, du dialogue ou de la confrontation et des initiatives ? Un exemple inspirant, celui d’entreprises adaptées[4] qui s’imposent de répondre aux demandes de marchés concurrentiels, y compris de livrer en flux tendus, bien qu’elles emploient jusqu’à 80% de personnel handicapé. Leur succès repose sur la confiance faite à chacun des groupes de travail constitués au sein de leurs divers secteurs d’activité et sur la liberté dont jouissent ces groupes de s’organiser en fonction des capacités physiques, mentales ou techniques de leurs membres qu’ils soient handicapés ou non.

Dans cette ligne, le Pacte du pouvoir de vivre[5] place la négociation de l’organisation du travail en tête de ses recommandations pour améliorer la vie au travail et Laurent Berger appelle à changer l’organisation du travail, à « tabler sur l’aspiration à la coopération dans l’entreprise » pour glisser « d’un travail prescrit » à un travail collectif et créatif[6].

Yves Berthelot

[1] Pacte international, relatif aux droits économiques sociaux et culturels,1966, article 7

[2] Christophe DEJOURS, Ce qu’il y a de meilleur en nous, Payot 2021, p.146

[3] Voir Yves CLOT, Le prix du travail bien fait, La Découverte, 2021 ; Jean-Philippe BOUILLOUD, Pouvoir faire un beau travail, une revendication professionnelle, érès 2023.

[4] Une entreprise adaptée est une entreprise du milieu ordinaire de travail avec la particularité d’employer une proportion de travailleurs handicapés dans l’effectif de l’entreprise

[5] Voir Le Pacte du pouvoir de vivre alliance de plus de 60 organisations, acteurs majeurs dans la protection de l’environnement, la lutte contre la pauvreté, le soutien aux migrants, le monde étudiant, le monde du travail, de l’éducation populaire, de la citoyenneté, de l’économie sociale et solidaire et de la mutualité.

[6] Laurent Berger Du mépris à la colère, Le Seuil, Paris 2023. Christian Sautter dans sa Lettres aux amis du 9 juin 2023 en a fait une remarquable synthèse.

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