Dossier La Tribune du Christianisme social

La tribune : L’émergence du glocal et la pensée complexe

Un des bienfaits de la pandémie de coronavirus est d’avoir fait apparaître au grand jour ce que Pierre Giorgini, dans un essai prophétique, a appelé le « glocal », alliance inédite de la globalisation et de la localisation (1) .

Au fil du temps et de l’utilisation forcée des écrans, nous avons par exemple tous compris que le numérique n’est ni le diable que certains dénonçaient, ni la solution de tout que d’autres espéraient. Si la visioconférence a des vertus, elle a aussi des limites. La mise en relation d’acteurs distants est une chance et autorise des actions que nous n’aurions pas imaginées au début de l’année 2020. Elle affranchit notre capacité de présence et d’écoute, d’action et de décision de toute limite géographique. Elle nous libère de notre finitude territoriale. Pourtant, nous en avons tous fait l’expérience, elle a ses lois propres qui en limitent l’usage. Il y a tout d’abord la fatigue de la concentration. S’évader de son monde commun pour plonger et s’établir dans un lieu incertain, à l’intersection des consciences des participants, demande un effort très particulier qui ne peut être soutenu longtemps sans une grande fatigue psychique. Cette forme de déterritorialisation rend aussi plus complexes un certain nombre d’actions qui requièrent une participation forte des acteurs : la délibération et la décision communes doivent être très fortement encadrées par de multiples techniques procédurales pour ne pas sombrer dans le vague, l’immobilisme ou au contraire l’arbitraire. La rencontre d’inconnus doit être, elle aussi, soumise à des règles strictes qui pallient l’absence corporelle. D’où un sentiment de perte de temps, un peu comme si on perdait partiellement en temps ce que l’on gagnait en abolition des distances. Il n’empêche, l’ubiquité est là, avec ses limites, certes, mais elle est là. Plus exactement, d’autres lieux apparaissent, avec leurs lois propres, détachés de notre territoire habituel.

D’un autre côté, nous avons tous aussi compris, à nos dépens bien souvent, que la mondialisation, avec la division du travail mondial qui l’accompagne, avait ses effets pervers. Ainsi par exemple pour les masques : même en faisant abstraction de la bonne ou de la mauvaise volonté du fabricant chinois, fournir d’un seul coup la planète entière n’est tout simplement pas possible. Le facteur temps devient, là aussi, incontournable. D’où la volonté de relocaliser un certain nombre d’activités dites stratégiques. Une volonté politique qui accompagne et renforce la montée en puissance d’un souhait de relocalisation plus général. Ainsi de la consommation agricole locale, voire très locale. Il ne s’agit plus de consommer des produits frais français mais de se fournir auprès de l’agriculteur local lui-même, dans une proximité augmentée.

Ainsi deux tendances fortes sont-elles apparues, la première qui nous invite à nous affranchir toujours plus des distances, l’autre qui nous invite, tout au contraire à nous réenraciner dans le local. Et ces deux tendances ne sont pas contradictoires, elles sont concomittantes et invitent à une réflexion de fond.

Comment en effet s’articulent le local et le global ? Comment s’agencent ces tensions divergentes, apparemment opposées ? Quels acteurs en sont les meilleurs arbitres ? Là aussi nous avons constaté que les tendances déjà à l’oeuvre étaient exacerbées, qu’il s’agisse du niveau municipal, régional, national ou européen. L’Europe par exemple, excellente sur l’économie, n’a pas été à la hauteur en matière de vaccins. L’OMS a montré sa pertinence – ou plutôt sa nécessité – mais aussi sa partialité. Il nous manque, à l’évidence, un pilotage mondialisé à la hauteur des défis de notre temps, ce que la pensée sociale chrétienne demande depuis plus de cinquante ans (2) mais ce pilotage mondial ne tombera pas du ciel et ne se fera pas sans luttes et sans efforts. De plus il ne résoudra pas tout. Comme on le voit déjà il est tout aussi évident qu’une grande partie de la recherche sociopolitique porte et devra porter toujours davantage sur le bon niveau de décision et d’articulation entre hyperlocalisation et hyperglobalisation. Sans doute aussi en tenant compte du maillage existant entre les différentes entités ainsi que d’acteurs émergents au sein de la société civile. Tout ceci nous invite à quitter la mentalité « compliquée » héritée de notre esprit de géométrie pour entrer dans la pensée de la complexité. Ou, pour le dire autrement, de considérer notre monde politique « glocal » comme un organisme vivant et non plus comme une addition d’instances strictement indépendantes et autonomes.

Jean-Pierre Rosa, philosophe, éditeur et ancien délégué général des Semaines sociales de France

1. Pierre Giorgini Au crépuscule des lieux, Paris, Bayard, 2016

2. Cf Discours de Paul VI à l’Onu, octobre 1965

A lire aussi :

– Pandémie et multilatéralisme, de Yves Berthelot

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