Dossier Rencontres anuelles

La société occidentale est elle devenue injuste?

Par BRONISLAW GEREMEK

Conférence donnée au cours de la session 2006 des Semaines Sociales de France, « Qu’est-ce qu’une société juste ? »

Le passé n’explique jamais le présent, mais souvent il permet de le comprendre. L’historien est ainsi tenté d’affirmer que dans tous les débats actuels, on ne doit pas ignorer les expériences du passé. Dans mes recherches sur la pauvreté et l’exclusion sociale en Europe au Moyen Age et aux Temps Modernes, je retrouvais souvent des interrogations fondamentales et des destins humains de notre temps. D’autre part, l’observation de l’actualité et un certain engagement dans le présent m’aidaient à comprendre les phénomènes du passé.

La pauvreté accompagne l’histoire de l’homme sur terre au point qu’elle peut être considérée comme faisant partie de la condition humaine. On pourrait en tirer la leçon de la nécessité d’accepter la pauvreté comme inévitable et considérer tout effort pour y remédier comme une révolte inutile contre l’ordre naturel fondé sur la différence et la distinction, ou bien contre la volonté divine. Pourtant, à côté de ces attitudes de soumission, on observe au cours de l’histoire l’apparition de la révolte contre la pauvreté : au XIIIe siècle, saint François d’Assise parlait du « scandale de la pauvreté » ; au XVIIIe siècle, à l’appel au concours lancé par plusieurs académies locales, on analysait les moyens pour détruire la mendicité ; en 1903, Jean Jaurès demandait qu’on substitue à l’arbitraire de l’aumône la certitude d’un droit ; au seuil du XXIe siècle, la communauté internationale entreprend un vaste programme « to make poverty history ».

On pourrait à juste titre soutenir que le concept de pauvreté désigne des réalités différentes à des époques différentes, mais c’est dans le changement des attitudes à l’égard des pauvres qu’apparaissent les différentes sensibilités à l’égard du malheur des autres. On pourrait ainsi saisir de quelle façon, dans l’évolution des sociétés européennes, s’articulait l’interrogation sur l’ordre social ou même sur la justice sociale. Certes, il ne faut pas ignorer que les mots et les concepts ont leur histoire : à juste titre on avance que « l’invention du social » eût lieu à l’époque de la formation de la société moderne ; que la « question sociale » apparût avec la révolution industrielle ; que le concept de la « justice sociale » fut utilisé pour la première fois d’une façon précise par Antonio Rosmini-Serbati dans son œuvre La Costituzione Civile Secondo la Gustizia Sociale en 1848. Mais la réalité que ces concepts décrivent apparaît sous des formes diverses dans la vie sociale, dans les comportements individuels et collectifs, dans les mentalités et émotions.

De l’époque médiévale à l’entrée dans la modernité

Dans les sociétés pré-modernes, les liens sociaux étaient fondés sur la dépendance qui assurait la sécurité et distribuait les rôles sociaux : en ville et à la campagne il fallait avoir un maître ou une source de revenus. Dans la distribution des rôles sociaux, il y avait un partage entre ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Mais en dehors de ces cadres, apparaissaient les pauvres qui suscitent en Europe chrétienne des interrogations d’ordre moral et d’ordre social à la fois. Ils avaient une place dans la division des rôles sociaux. Dans une œuvre médiévale, on pouvait lire une phrase significative : « Dieu pourrait rendre tous les hommes riches, mais il voulut qu’il y ait des pauvres dans ce monde pour que les riches aient l’occasion de racheter leur péchés. ». Le terme couvrait aussi bien la pauvreté évangélique que l’indigence par nécessité. Il concernait « les pauvres avec Pierre », c’est-à-dire le clergé et les adeptes de la pauvreté volontaire d’une part, et les « pauvres avec Lazare », c’est-à-dire les individus et les familles vivant dans la misère par mauvaise fortune, de l’autre. La société médiévale acceptait l’existence des pauvres, considérait le secours aux nécessiteux comme le devoir fondamental de l’Église et des chrétiens, proclamait l’utilité des pauvres sur le plan moral. La société chrétienne de cette époque vantait les vertus de la pauvreté volontaire, tout en déplorant l’indigence et la misère matérielle. Le cri de saint François sur le « scandale de la pauvreté », fondé sur l’amour du prochain, ne peut-il être considéré comme l’expression de l’aspiration à une société plus juste ?

Le passage des sociétés européennes à la modernité introduit deux évolutions fondamentales. Premièrement, la décomposition des anciennes structures de dépendance et de la société rurale traditionnelle amène le phénomène nouveau de la paupérisation de masse, ou – comme l’historien économiste allemand Wilhelm Abel l’appelait – la pauvreté de masse (Massenarmut). À la fin du XVIIe siècle, Gregory King déclare que les pauvres représentent 47 % de la population anglaise, tandis que Vauban évalue pour la France le nombre de pauvres et mendiants à 40 %. Deuxièmement, le régime du salariat s’installe dans l’économie urbaine et fait éclater les anciennes structures corporatives, ce qui conditionne la prolétarisation des artisans et des immigrés de la campagne. Le travail devient une marchandise, soumise aux règles du marché, mais pendant longtemps, il résiste à ses mécanismes et est placé très bas sur l’échelle sociale ou même en marge de la société. Vivre en pauvreté fait partie de la condition de ces artisans et immigrés de la campagne non seulement parce qu’ils gagnent misérablement, mais aussi parce qu’ils vivent dans le régime d’un emploi précaire. L’ambiguïté de la condition des pauvres est bien décrite en 1740 par le médecin et moraliste Philippe Hecquet : « Il est des pauvres dans un État à peu près comme des ombres dans un tableau : ils font un contraste nécessaire dont l’humanité gémit quelquefois, mais qui honore les vues de la Providence. Il n’y a pas de doute que c’est l’ambition, la vanité et bizarrerie des hommes qui a créé la triste distinction parmi eux : mais c’est la sagesse qui la maintient. Il est donc nécessaire qu’il y ait des pauvres; mais il ne faut point qu’il y ait des misérables ; ceux-ci ne sont que la honte de l’humanité, ceux- là au contraire entrent dans l’ordre de l’économie politique. » Ces mots prolongent la distinction médiévale entre le « pauvre laborieux » et « le pauvre oiseux », mais en même temps expriment l’approche moderne de la question sociale. Il y faudrait ajouter un élément encore : la société moderne avait besoin d’imposer le travail aux pauvres pour qu’ils pèsent sur le marché du travail, même quand ils ne trouvent pas d’emploi.

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