Dossier Rencontres anuelles

Introduction de la session 1998

Introduction donnée au cours de la session 1998 des Semaines sociales de France, « Démocratiser la République, représentation et participation du citoyen »

Jean BOISSONNAT, président des Semaines sociales

Bienvenue à vous tous qui participez à la 73e session des Semaines sociales de France. Une fois de plus, le Palais des arts et des congrès d’Issy — qui nous accueille depuis de nombreuses années — ne sera pas trop grand pour vous recevoir tous. Vous serez encore, cette année, très nombreux à participer à ce rassemblement d’hommes et de femmes engagés dans des actions sociales de toutes natures et de toutes tendances, pour réfléchir en commun sur un sujet de société qui nous préoccupe : l’ampleur et l’intensité de la démocratie aujourd’hui.

Avant d’en venir à notre sujet, je dois vous tenir informés de la préparation de la session exceptionnelle qui se tiendra l’année prochaine à la même époque (très précisément du 25 au 28 novembre), mais pas au même endroit, pour des raisons de place. Elle aura lieu au Palais de la mutualité à Paris. Nous vous l’annoncions l’an passé, cette session sera une réflexion sur nous-mêmes, sur les enjeux de la société au tournant du siècle — qui ne se résument plus, comme au début du XXe siècle, à la question ouvrière, ou, comme dans les années trente, à la sauvegarde de la paix et des libertés, ou encore, comme dans les années cinquante, à la prise de conscience des problèmes du tiers-monde. Quels sont les nouveaux enjeux collectifs, qu’avons-nous à y faire au nom de notre foi, et qu’attend-on de nous? Quels pourraient être les rapports renouvelés entre l’Évangile, l’Église et la société en passant du XXe au XXIe siècle, passage qui coïncide avec un changement de société? Sujet ambitieux pour lequel nous avons déjà lancé des enquêtes de terrain, constitué des groupes de travail, entamé des consultations que nous comptons élargir et approfondir dans les prochains mois. Nous vous tiendrons informés sur tout cela dans La Lettre trimestrielle que nous publions régulièrement. Sachez que c’est un gros travail pour lequel tous les concours sont les bienvenus. Nous saluons à cette occasion la multiplication de groupes régionaux qui veulent bien articuler leur action avec la nôtre : après Lyon et Lille, c’est Rennes et, bientôt, Marseille, Toulouse et Bordeaux qui s’organisent pour enrichir notre travail. Merci à tous.

Venons-en à notre sujet de cette année, qui constitue une étape de plus dans notre cheminement pour retrouver et renouer ce lien social dont nous avons tous constaté le dangereux relâchement. «Démocratiser la république », qu’est-ce à dire ? Dans les premières années de leur existence, au début de ce siècle, les Semaines sociales ont contribué à rallier des catholiques réticents à la jeune République française, née dans les épreuves d’une Révolution où l’Église avait subi les rigueurs de la confrontation des pouvoirs dans lesquels elle était engagée. Dans les années trente, la démocratie était attaquée par le totalitarisme brun, puis, dans les armées cinquante, par le totalitarisme rouge. Elle est sortie vainqueur de ces deux conflits. Apparemment, la démocratie n’a plus d’ennemis. Mais elle a beaucoup d’ennuis, comme si elle ne se sentait sûre d’elle-même que dans la résistance à l’adversaire. Il ne s’agit plus de la protéger, mais de la faire vivre dans une société qui change très vite sous nos yeux. Nous avons placé nos travaux sous le patronage de l’un des Français qui a le mieux perçu l’essence du phénomène démocratique, Georges Burdeau, lequel concevait la démocratie «non comme un état, mais comme .un mouvement».

Cette crise d’anémie de la démocratie, que nous décelons à mille signes. chez nous, s’articule avec deux autres crises manifestes : celle du politique en général et celle de l’État national plus particulièrement.

La crise du politique est en rapport direct avec ce XXe siècle dont nous allons sortir. Siècle éblouissant par ses novations techniques, économiques, sociologiques, culturelles ; siècle tragique par ses hécatombes. Jamais autant d’hommes ne sont morts ou n’ont été pervertis, de par la volonté des hommes eux-mêmes. Le XXe siècle a failli succomber à une overdose de politique. Au nom des mots d’ordre pour la construction d’un homme nouveau ou la réalisation de lendemains qui chantent, on a massacré les corps et asservi les esprits. De quoi dégoûter tous ceux qui y ont échappé, des discours enflammés sur le destin collectif. Et pourtant, nous avons un destin collectif.

Crise de l’État national devenu, selon la formule de Daniel Bell, « trop petit pour les grandes choses, trop grand pour les petites ». Trop petit pour les grandes choses : la sécurité collective, la protection de l’environnement, la régulation des flux financiers (voyez ce qui se passe aujourd’hui en Asie, en Amérique latine, en Russie et chez nous), la lutte contre le banditisme international. Trop grand pour les petites choses (petites en dimensions, pas en importance) : l’organisation des territoires de proximité, la transmission des savoirs, la concertation sociale au ras des soucis quotidiens.

Voilà la démocratie en quête de son espace territorial, juridique, social. La voilà sollicitée de ne plus se cantonner à la politique. Mais comment la traduire, avec des comportements spécifiques, dans la vie sociale, économique, culturelle, religieuse ?…

Quel chrétien ne se sent pas concerné par un tel débat? Lui dont la foi met la personne au cœur de la société, parce que Dieu lui a dit que chaque être humain était unique et que ni le chef, ni la race, ni la classe, ni le parti ne sont sacrés. À cause de cela, chaque chrétien est comptable de l’enracinement du processus démocratique dans la société, même si la semence que le Christ a lancée il y a 2 000 ans a pu être retardée dans sa maturation — qui, de toute façon, demandait du temps — par le poids de ses institutions ou par l’agitation de ses disciples.

Nous ne tenons pas ici un simple colloque, un de plus, sur la démocratie. Nous sommes là avec nos engagements et nos convictions. Nous entendons travailler, chacun selon nos orientations personnelles — qui sont diverses — mais tous à la lumière de notre foi. Nous n’avons pas inscrit un sujet de cette nature à l’ordre du jour de nos sessions depuis 1973 à Lyon; encore était-ce sous un angle particulier, « Chrétiens et Églises dans la vie politique». Sinon il faut remonter à 1963, à Caen, pour retrouver notre sujet sous l’appellation «La société démocratique». Voilà trente-cinq ans ! Que s’est-il passé depuis? Le concile Vatican II, les révoltes socioculturelles de 1968 en Occident, la révolution culturelle en Chine, le réveil des intégrismes religieux, la chute des régimes autoritaires au Sud, celle du communisme à l’Est… J’en passe.

Après avoir entendu le message que nous adresse, du Vatican, le cardinal Sodano, c’est le meilleur d’entre nous sur un tel sujet, notre ami René Rémond, qui plantera le décor de nos travaux et stimulera notre réflexion. Je remercie Françoise Le Corre, qui a joué un rôle important dans la préparation de cette session, avec nos amis Benoît Jeanneau et Antoine de Salins, d’avoir accepté de présider cette séance d’ouverture. Et j’exprime ici notre regret de ne pas avoir été plus efficaces dans nos tentatives d’accueillir plus de femmes parmi nos intervenants. Notre prochaine session sera bienvenue pour ouvrir nos instances et nos sessions à toutes les générations et à tout l’homme créé, rappelons-le-nous, homme et femme.

Après René Rémond, nous participerons au dialogue entre Jacques Julliard et Bernard Stasi, sur les aspirations du citoyen — mot magique qui masque parfois bien des hypocrisies. Le père Valadier nous ramènera, alors, au fondamental, c’est-à-dire aux valeurs de référence sans lesquelles la démocratie risque de n’être qu’un bouchon sur la nier de nos inconstances. Notre vice-président, Robert Rochefort, analysera l’écheveau des relations, beaucoup plus complexes et ambiguës qu’on ne le pense, entre les phénomènes d’opinion et la vie démocratique. Le sondage ne peut se substituer au suffrage. Pas plus que la loi du marché ne peut se substituer à celle que vote le Parlement, Pierre-Noël Giraud analysera ici les responsabilités démocratiques dans des sociétés où la vie économique a pris le poids que nous lui connaissons. L’économie n’est pas une «horreur» en soi. Mais ce serait une erreur d’absorber en elle toute vie collective. Deux responsables politiques, appartenant à des générations et à des familles différentes, ont accepté d’échanger devant vous, et avec vous, leurs expériences et leurs réflexions : François Bayrou et Michel Rocard seront là dimanche matin, après l’Eucharistie que le père Defois, archevêque-évêque de Lille, a accepté de présider. Enfui Michel Falise nous aidera, pour conclure, à explorer les raisons et les chemins de l’éducation à la démocratie — pas seulement en politique — dans ce tournant du siècle.

Parallèlement à ces rencontres en séances plénières, nous aurons non seulement nos carrefours habituels, mais aussi nous expérimenterons des formes nouvelles de dialogue : dialogues avec des grands témoins, Jean-Michel Belorgey, Francis Mer, André Santini (qui est ici chez lui, puisqu’il est maire de cette ville), et Jean-François Mattéi ; travail restreint en ateliers, dont l’un n’est pas là par hasard, sur «L’Église catholique au risque de la démocratie».

Je vous convie, tous ensemble, à prendre ce risque, et je vous remercie d’avance d’en donner la meilleure illustration, en exprimant sans détour vos sentiments et en accueillant sans sectarisme ceux des autres.

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