Dossier Rencontres anuelles

La démocratie politique dans tous ses espaces

Conférence donnée lors de la session 1998 des Semaines sociales de France, « Démocratiser la république, représentation et participation du citoyen »

Table ronde présidée par Noël Copin avec la participation de François BAYROU et Michel ROCARD

Noël Copin

Je n’ai pas à insister sur l’importance du débat de ce matin. Son intitulé, «La démocratie politique dans tous ses espaces », souligne l’imbrication croissante de tous les niveaux de la démocratie et la complexité qui en résulte. Pour éclaircir ce thème, deux hommes d’action vont nous faire part de leur réflexion.

Décliner leurs titres, leurs fonctions, leurs mandats, serait superflu. D’ailleurs, ce ne sont pas ces fonctions qui importent, mais plutôt la façon dont elles ont été et sont remplies. En les voyant entrer dans cette salle, je me suis dit qu’ils devaient se sentir ici en grande partie chez eux et peut-être même encore un peu plus que devant des militants de leurs camps politiques. Beaucoup de personnes se demandent si, dans un autre système démocratique, vous n’auriez pas eu l’occasion de travailler ensemble.

Ainsi cette rencontre doit être l’occasion d’un approfondissement en commun, avec des expériences différentes mais proches, de ce qu’est et de ce que doit être la démocratie dans tous ses espaces.

Michel Rocard

Noël Copin a raison, je me trouve devant vous avec une vraie joie. Je me sens en effet un peu chez moi parce que vous êtes ce que vous êtes, et que les Semaines sociales de France sont un des grands éléments de la tradition intellectuelle de notre pays.

Je voudrais faire une remarque liminaire concernant l’hypothèse selon laquelle, dans un autre système institutionnel, François Bayrou et moi-même aurions pu être amenés à travailler ensemble. Une des conclusions que je tire du métier que je fais présentement, celui de président de la Commission du développement et de la coopération au Parlement européen — c’est-à-dire d’un petit corps parlementaire qui s’occupe principalement de l’Afrique —, c’est que la démocratie ne fonctionne bien que quand non seulement les gouvernants mais aussi l’opposition ont le sens de l’État. Et, dans la relation entre gouvernants et opposition, il y a de quoi déstabiliser un pays si on n’est pas capable de chercher ensemble les points centraux sur lesquels peuvent se faire les grandes orientations nationales. Je voulais faire cette remarque parce que nous sommes ensemble serviteurs d’un intérêt national et, de plus en plus aussi, d’un intérêt planétaire dont dépendent nos plus grands problèmes — la paix, la guerre, la faim, le développement, la volatilité financière, etc.

Vous avez choisi le sujet d’aujourd’hui parce que vous avez le sentiment que la démocratie ne va pas très bien, c’est pourquoi je consacrerai une courte introduction — ce qui veut dire qu’elle sera plus affirmative qu’explicative — à l’inventaire des faiblesses de la démocratie.

C’est d’abord un problème mondial. Dans toutes les démocraties, la participation électorale est morose. Partout des systèmes médiatiques simplificateurs, et surtout symbolisateurs, ne facilitent pas la prise en charge des problèmes complexes ni des problèmes à évolution lente. Et nous découvrons une impuissance croissante des gouvernants à penser le long ternie et à prendre des décisions courageuses. Ainsi nous avons assisté à l’échec redoutable de la conférence de Buenos Aires sur la lutte contre les dangers de changements climatiques liés à nos processus industriels et à nos productions de gaz à effet de serre. Regardez encore la faiblesse de nos pays en matière de capacité à faire des réformes fiscales importantes ou l’échec récent de deux anciennes démocraties, la Grande-Bretagne et la France, à transformer la législation électorale régissant les élections européennes. Ajoutons encore notre incapacité à produire une architecture européenne permettant de mener une politique étrangère et de sécurité commune. Bref, nous sommes dans un imnde dérégulé dont la crise financière asiatique ou noire incapacité à préserver la paix en Afrique et au Moyen-Orient sont de bons exemples.

Il y a cependant un aspect proprement français à cette crise générale. D’abord, les statistiques électorales du GÉIU (1) montre que la somme des personnes non inscrites sur les listes électorales, de celles inscrites mais qui ne se rendent pas aux urnes, des votes blancs et nuls, et des votes protestataires (2)— trotskistes ou Front national — est en augmentation régulière depuis vingt-cinq ans et dépasse aujourd’hui les deux tiers de notre corps électoral. Il y a là, derrière ce phénomène, une vraie inquiétude sur notre avenir. Nous avons aussi en France le vécu collectif d’une sorte d’anomie devant ce que j’appellerais le grand changement de nature des inégalités. Si nous sommes tous sensibles aux inégalités sociales, nous sommes incapables de prendre en charge et de traduire dans des institutions et des politiques le fait que la dimension principale des inégalités devient aujourd’hui de plus en plus territoriale. C’est une malédiction de naître bébé dans une grande banlieue ou dans certains terroirs ruraux, alors que c’est un privilège de naître au cœur d’une agglomération bien dotée en services publics et en moyens scolaires. Ajoutez encore à cela une montée, que je crois ralentie ces temps derniers, d’une formation haineuse et raciste, et un accroissement de la délinquance civile.

Faisons un rapide inventaire des causes immédiates de cette crise. Il y a d’abord l’incertitude de la pensée économique contemporaine, reflétée par les balbutiements et l’inefficacité des politiques de lutte contre le chômage. Notre vrai ennemi n’est néanmoins pas fait seulement du chômage, mais aussi de la pauvreté marginalisée dont les victimes ne sont pas toujours des chômeurs administrativement reconnus.

La somme des chômeurs et des pauvres atteint entre 20 et 25 % de la population d’âge actif de toutes nos démocraties contemporaines : Japon, Amérique du Nord, Europe. Seul diffère, au sein de cet ensemble, la proportion de chômeurs par rapport à celle de pauvres. Cette disparité traduit des choix de société différents. Mais la somme reste partout la même. Cela signifie que la certitude selon laquelle les enfants vivraient mieux que les parents est maintenant brisée dans toutes les grandes démocraties. Cette incertitude est un facteur d’affaiblissement de la démocratie, même si la solution est à chercher du côté de la doctrine économique.

Un aspect propre au cas français, en raison de l’importance que cette institution avait prise dans notre histoire, est la perte progressive d’influence et surtout de dignité de l’État. Nous sommes un cas unique, au regard de nos voisins. En France, c’est l’État qui a militairement fait la nation. Son déclin, que nous ressentons comme le déclin du gardien de nos libertés et de notre prospérité, est donc vécu plus durement qu’ailleurs en Europe.

Ainsi le citoyen d’aujourd’hui, et plus spécialement le citoyen français, est de plus en plus perdu devant la complexité, l’instabilité et l’insaisissabilité du monde moderne. Ce diagnostic est lourd, et il amène à poser deux questions : « pourquoi ?» et « que peut-on faire?» Elles constitueront les deux temps de ce qui me reste à dire.

Il faut reconnaître que la démocratie est un régime faible. Ma jeunesse militante et toute ma vie d’adulte se sont déroulées sous ce que j’appelais le «scandale» de la découverte que, partout dans le monde et dans l’histoire, les régimes totalitaires ont été beaucoup plus capables que les démocraties de mobiliser des peuples et de créer des enthousiasmes. Je me souviens encore de l’admiration fantastique que j’ai ressentie devant l’extraordinaire façon dont le peuple espagnol a créé chez lui la démocratie après trente-cinq ans de dictature. Mais, lors de cet événement, on n’a vu nulle part de soutiens, de manifestations de rues, d’enthousiasmes, et peu d’œuvres d’art, alors qu’on avait célébré la lutte du peuple cubain contre le dictateur Battista ou la lutte du peuple vietnamien pour son indépendance. Je voudrais questionner ici « le romantisme du fusil », et interroger nos poètes, nos écrivains, nos cinéastes sur l’insuffisance de l’expression de leur soutien à la démocratie. De fait, on sait se battre — on s’est beaucoup battu — pour créer la démocratie là où elle n’est pas, Et dès qu’elle existe, on s’y ennuie assez vite. Le compromis manque de noblesse, et le désintérêt commence. Or le compromis permanent est le fruit d’un principe fondateur de la démocratie. Il est induit par ce refus de supprimer l’autre et de perpétuer la vie dans la paix. Ce qui nous manque, c’est l’éloge philosophique, civique, du compromis. Et peut-être, permettez cette remarque à un huguenot, une insuffisante théologie du compromis. Je citerai à ce propos une œuvre majeure. C’est l’ouvrage d’un universitaire américain, Benjamin Barber, professeur de sciences politiques et ami personnel du couple Clinton. Il s’intitule Démocratie forte (3). Selon lui, la démocratie est un produit du libéralisme politique né de la volonté d’assurer la primauté de l’individu sur l’organisation sociale. Elle est un succès majeur en tant que mouvement historique ayant promu la défense des libertés et d’une organisation sociale porteuse de dynamisme économique et de progrès. Cependant ce projet est sous-tendu par une défiance envers l’État et une reconnaissance limitée de la nécessité d’une organisation sociale pour permettre aux individus de «vivre », c’est-à-dire, pour ce courant de pensée, de produire et de consommer. L’hypothèse est que la démocratie libérale est construite autour de la définition de la personne humaine comme homo economicus, l’homme consommateur, l’homme producteur. C’est pourquoi les composantes interrelationnelles, sociales, affectives, esthétiques ne sont pas comprises dans nos procédures démocratiques. Et du coup notre démocratie ne porte pas ce qui peut faire l’enthousiasme de nos vies : par exemple la joie prise dans la qualité des relations interpersonnelles familiales, de voisinage ou professionnelles. Toute la dimension de la création artistique, esthétique, est radicalement extérieure à nos systèmes de décision. La démocratie est donc pauvre en signification humaine. C’est pourquoi il est nécessaire, pour Barber, de créer une démocratie participative, c’est-à-dire qui intègre mieux ces dimensions. Ce sera une longue affaire.

(1) Groupe d’études et de recherche créé par Jacques Voisard.

(2) C’est-à-dire le vote pour des formations non susceptibles de gouverner.

(3) Desclée de Brouwer

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