Dossier Rencontres anuelles

Conclusion – session 2019

Notre rencontre prend fin, mais, comme je peux le dire au terme de chacune de nos sessions, rien ne s’achève aujourd’hui. Simplement – et c’est déjà beaucoup – nous avons repris des forces pour résister au découragement et emmagasiné des ressources pour agir, pour mieux participer à la transformation du monde, et pour nous transformer nous-mêmes.

Nous avons appris beaucoup de choses durant ces deux jours, et, dans les mois précédents, lors des différentes rencontres régionales organisées par les Antennes des Semaines Sociales, sur l’état de notre pays ; nous avons entendu le témoignage de tant d’initiatives qui redessinent la carte des relations humaines. Nous avons même questionné le titre de notre rencontre : s’agit-il de re-faire société ou simplement de faire société, une société plus inclusive ?

Nous avons dressé le diagnostic de ce qui ne va pas dans notre pays et au-delà; nous avons examiné la palette des solutions locales et concrètes possibles, dont beaucoup sont issues, explicitement ou implicitement, de l’engagement de chrétiens dans la cité : Mgr Ulrich l’a souligné en relevant la variété des initiatives. Mais aussi grâce à la présence de nombreuses associations et communautés partenaires. Grâce également à votre participation active.

Mais la bonne volonté, la créativité de chacun ne suffit pas, si les personnes qui ont du pouvoir, de l’influence, des moyens d’agir ne partagent pas cette volonté de redonner à nos concitoyens l’envie de vivre ensemble. Les responsables politiques, économiques, les femmes et les hommes de culture, les chefs d’entreprises, les syndicats, les associations, les communautés religieuses, l’école, les intellectuels, les médias ont cette responsabilité. « Car il faut des institutions, écrivait le philosophe Frédéric Worms, dans la Lettre des SSF d’octobre 2019, qui, au-delà du fait social, prennent soin des pathologies de cette société, de ces déliaisons, mais aussi de ses humiliations et surtout de ses conflits ». C’est leur boulot, le boulot de ces élites, de comprendre ce qui se passe sur le terrain, a dit vertement Jerôme Fourquet, effaré par l’état d’ignorance de certains interlocuteurs. Ces élites qui vivent parfois « en touristes », dans leur propre pays. Les élites sont utiles, a réagi Xavier Bertrand, président de la Région des Hauts de France, mais le problème c’est leur déconnexion du réel.

Même si les responsables prennent conscience des fractures de notre pays, cela ne rend pas l’acte de gouverner plus facile : du concept de nation une et indivisible, nous sommes passés – très rapidement – à une nation multiple et divisée, a résumé Jerôme Fourquet, en politologue averti.

Dans les ateliers et à l’écoute des tables inspirantes, vous avez relevé les failles, vous avez identifié les solutions qui marchent, vous en avez imaginé d’autres. Il serait bon d’approfondir ces thématiques, tout au long de l’année (année des élections municipales, rappelons-le), pour proposer des pistes d’action et interpeller les décideurs sur ces propositions. Nous le ferons, en novembre 2020, quand nous nous rassemblerons à nouveau – ce sera cette fois au Palais des congrès de Versailles.

Car nous avons conscience de la particulière responsabilité politique dans cette nécessité de refaire société ; nous avons besoin de la puissance publique pour s’attaquer aux problèmes et de la mobilisation de toutes les institutions. En même temps, nous avons la conviction que chaque citoyen doit pourvoir être écouté, respecté, mis à contribution. A commencer par le plus démuni et le plus fragile. Claire Hedon, présidente d’ATD Quart monde, a insisté sur cette nécessaire participation des pauvres, citant l’exemple d’une vaste étude internationale sur la pauvreté menée avec des universitaires et des personnes en précarité, les uns et les autres devenant « co-chercheurs ».

Ainsi parle le pape François dans Laudato si : « Rappelons le principe de subsidiarité qui libère le développement des capacités à tous les niveaux, mais qui exige en même temps plus de responsabilité pour le Bien commun de la part de celui qui détient plus de pouvoir ». Plus de responsabilité pour celui qui a plus de pouvoir ! Pierre Giorgini, pour sa part, a plaidé pour une co-élaboration de projets et de décisions, intégrant le temps de la maturation et de la discussion, comme pour les expériences de Territoire zéro chômeurs dont Claire Hedon a souligné l’intérêt.

A la suite d’un colloque réuni à Paris en décembre dernier pour l’anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme de 1948, les organisateurs, dont nous étions , avec notamment Pax Christi et Justice et paix, avaient produit un texte qui s’intitulait « la pensée sociale, une ressource pour aujourd’hui » (le mouvement des Gilets jaunes battait son plein ) : « Les actions violentes et médiatisées sont perçues comme les seules permettant d’obtenir des réponses. Cette violence détruit le pacte démocratique. Le lien social ne sera pas retissé par la mise à mort d’un bouc émissaire. Il faut construire une démocratie plus participative, locale et nationale, une économie qui tienne compte de tous et de l’avenir de la planète et surtout doit reconnaître la dignité de chacun.»

Dès lors, la consommation ne saurait être le but de nos vies. Bernard Perret l’a redit : il nous faut réinventer le progrès social, avec une conception moins matérialiste du bien-être. Mais, en responsable politique, Xavier Bertrand a rappelé la nécessité de proposer des aides concrètes pour faciliter les « fins de mois ».« Moins de biens, plus de liens », pouvait-on lire tout récemment sur un mur de post-it à l’occasion de l’Assemblée générale des évêques de France qui avait planché sur la question écologique avec de nombreux laïcs. Coïncidence, ou plutôt convergence.

La dernière table-ronde en fut l’illustration : au-delà des questions concrètes qui appellent des réponses économico-sociales, comme une amélioration des mécanismes de protection et de solidarité, se manifeste une quête de sens à donner à nos vies d’ « associés » (selon les mots de Frédéric Worms »), citoyens d’un même pays, une aspiration à une émotion commune, à l’ouverture vers les autres , à la paix, contre la violence et toute forme de repli sur soi. Associés, dit Frédéric Worms, co-propriétaires responsables, a proposé Bernard Perret.

Les réponses ne peuvent être donc isolées, elles doivent être globales, intégrales, a souligné la théologienne Dominique Coatanea, en rappelant l’un les critères de discernement proposés par le pape : « le tout est supérieur à la partie » : la culture écologique « devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique », est-il écrit dans Laudato Si. Une politique totale, en somme.

Des échanges de ces journées et des rencontres qui les ont précédées, je retiendrai –en une lecture forcément partielle et subjective – trois axes de réflexion qui pourraient nous aider à comprendre comment recréer des liens dans notre société.

L’importance du dialogue, du débat, dans notre société plurielle et fragmentée. Une conversation « cordiale » avec le monde, a proposé Dominique Coatanea , en se référant à Gaudium et Spes, une conversation « hospitalière à l’altérité », selon le « style » de Jesus. Une phrase entendue durant le spectacle proposé par l’association Magdala, réalisé à partir de paroles de personnes ayant connu la rue, résonne avec cette invitation : « Ayons le goût de la différence de l’autre ». Et la philosophe Nathalie Sarthou-Lajus , souhaitant que soit revitalisé l’exercice de la « disputatio », nous demande de ne pas fuir les conflits, de faire vivre le dissensus, déplorant que non seulement, le pays soit divisé en îlots, mais qu’à l’intérieur de chaque îlot, il ne soit pas fait droit à la diversité.

Deuxième remarque transversale qui est une illustration de l’expression chère au pape « Tout est lié ». Fut martelé bien sûr que la préoccupation environnementale ne peut se penser sans la justice sociale. En outre, un paradoxe, qui n’est qu’apparent, nous montre comment, pour recréer du lien, il faut tout à la fois faire de l’individuel, du cousu main, au plus près des personnes, mais aussi ouvrir au collectif, à l’universel. La rencontre dans les locaux deMarthe et Marie avec l’Abej nous l’a fait toucher du doigt. La priorité est de t ravailler avec les personnes en état de précarité un projet de vie aussi modeste soit-il, le mot projet pouvant être intimidant, mais il faut toujours essayer d’ouvrir la personne à l’autre, au collectif. Les acteurs de Magdala l’ont merveilleusement traduit. Eux qui expliquent combien la vie dans la rue « a détruit leurs entrailles » apprennent dans leur cœur et dans leur chair que la « fraternité est un puissant moteur pour se reconstruire ». Fraternité, ce mot trop négligé de notre devise républicaine, a déploré Xavier Bertrand. « Retrouver des localités signifiantes, actives, efficaces mais qui soient en même temps branchées sur le reste du monde », proposait de son côté Pierre Giorgini.

Enfin, le moment que nous vivons est une occasion. Comme toute crise, celle que traverse notre pays est une occasion d’opérer des choix. Elle doit d’abord nous imposer un exercice de lucidité, Bernard Perret nous l’a rappelé : regarder en face les risques encourus. Pierre Giorgini a parlé de « vertiges catastrophiques » (scientifique, temporel, spatial). Xavier Bertrand a exprimé son inquiétude devant la très profonde méfiance à l’égard des politiques et des instituions. L’urgence écologique exigerait une solution mondiale et coopérative, une « démocratie des communs », mais nous n’en prenons pas le chemin. Que faire devant la prédiction de fin du monde (quel jour, à quelle heure, a ironisé le président recteur de la Catho) ? Se désespérer, baisser les bras ?

Nous pouvons plutôt décider que les catastrophes sont des moments de transformations profondes, de nouveaux commencements. Bernard Perret, proposant de revisiter la signification de l’Apocalypse, a rappelé cette phrase de Bergson prononcée avant le début de la guerre : « nous ne savons pas ce dont nous sommes capables ». En mal, mais en bien aussi. Restons ouverts à l’inattendu, à l’imprévisible, à l’inouï. A ce que Ricoeur appelait « la passion du possible »

Mgr Laurent Ulrich, dans son homélie, en écho aux textes du jour, invitait à continuer de travailler et de nous engager. Nathalie Sarthou-Lajus souhaitait, pour redonner sens et confiance à la société, une utopie commune (certains se demandent si l’écologie ne pouvait pas être cet horizon mobilisateur, notamment pour les jeunes générations) t. Il n’est jamais trop tard, pour agir, commentait pour sa part Xavier Bertrand. Persévérance , disait l’évangile de Luc en ce dimanche

Confiance, espérance. « Puiser à cette source vivante qu’est la pensée sociale de l’Eglise, c’est apporter en croyants, en dialogue avec d’autres, une contribution capable d’ouvrir des chemins d’espérance », disait le texte de l’anniversaire de la Déclaration des droits de l’Homme. Une telle contribution, tout au long de son histoire, notre association a voulu l’offrir à la société dans laquelle nous vivons. C’est ce que nous vous avons proposé aujourd’hui et vous proposerons encore. Non pas LA réponse à tous nos maux, mais notre part de travail au service du Bien de tous.