Dossier Rencontres anuelles

Pour une économie solidaire

Compte-rendu réalisé par Anne-Marie Socié ET Igor Salomo, doctorants, diplômés du Master « Economie solidaire et logique du marché » de l’Institut catholique de Paris.

Atelier donné lors de la session 2009, « Nouvelles solidarités, nouvelle société »

Cet atelier, préparé sous la responsabilité d’Elena Lasida, directrice du Master «Économie solidaire et logique du marché» de l’Institut Catholique de Paris, et animé par Jean-Luc Graven, Secours Catholique, Projet Cause Commune / Équipe Développement Social, a suscité un très grand intérêt, rassemblant autour de 1000 personnes. L’animation a bénéficié du soutien de François de Witt, président de Finansol, qui a joué le rôle de journaliste en interviewant certains des acteurs.

L’atelier s’est déroulé autour de la participation de quatre groupes différents de personnes :

– un groupe de porteurs d’expériences, représentant neuf initiatives dans le domaine de l’économie solidaire, dans trois secteurs différents d’activité : le secteur production et commerce : Énercoop, Alter Éco, Terre de Liens ; le domaine du travail : Solidarités Nouvelles contre le Chômage (SNC), Travailler et Apprendre Ensemble (TAE), Association pour la réinsertion Économique et Sociale (ARES) ; le domaine de la finance : la Banque Postale, le fonds d’investissement Faim et Développement, Les Cigales.

– un groupe d’experts, constitué de personnes porteuses d’un regard particulier sur l’économie solidaire : Florence Rizzo, d’Ashoka, un réseau d’entrepreneuriat social ; Claude Alphandéry, président du Conseil National de l’Insertion par l’Activité Économique et de l’association SOL, fondateur de France Active ; Jean-Guy Henckel, fondateur et directeur des Jardins de Cocagne ; Mathieu Le Roux, auteur de 80 hommes pour changer le monde ; Jean-Michel Servet, professeur d’études du développement à l’Institut des Hautes Études Internationales et du Développement à Genève.

– un groupe ressource, constitué de personnes ayant l’expérience de difficultés socio-économiques, identifié comme « le groupe de Mâcon » , rassemblé par le Secours Catholique.

– un échantillon de personnes issues du public.

L’atelier a été organisé autour de trois thématiques abordées successivement : le changement du rapport aux biens, le changement du rapport au travail et le changement du rapport au risque. Les organisateurs ont ainsi fait le choix de la diversité dans la mise en place de l’atelier, ce qui était en lien avec l’objectif visé. Il s’agissait de favoriser la réflexion et la prise de conscience sur l’économie sociale et solidaire, en prenant appui sur des expériences vécues au sein du secteur, et en donnant la possibilité d’une prise de parole par des personnes qui vivent en situation de pauvreté. La forme originale de cet atelier a permis de prendre du recul grâce à l’analyse des experts, tout en se donnant l’occasion de vivre concrètement certaines caractéristiques de l’économie solidaire : la parole pour tous, l’enrichissement mutuel, le primat de l’humain, l’importance du lien social. Ce compte rendu ne retrace pas chronologiquement le déroulement de l’atelier, il cherche à en extraire les lignes de force et à les réinscrire dans un cadre réflexif propre à l’économie solidaire afin de mettre en évidence l’importance du lien de solidarité qui y est créé. Nous procéderons en deux temps. Nous mettrons en avant le dénominateur commun à toutes les pratiques de l’économie solidaire, à savoir une posture spécifique où l’humain est au cœur de l’activité. Ensuite, nous montrerons comment la forme même de l’atelier et ce qui en a émergé, illustre bien cette posture. Pour conclure, nous poserons la question du rapport entre cette économie solidaire et l’économie dite classique.

Le primat du lien créé

L’économie solidaire se caractérise par le type de lien tissé entre les différents acteurs plutôt que par leur statut juridique. La logique économique de l’économie solidaire est celle de la réciprocité, qui se caractérise en premier lieu par son caractère volontaire, et en second lieu par la création d’une relation d’interdépendance. La notion de choix est particulièrement importante car elle souligne la liberté d’action des individus. En effet, ce choix reposant sur les convictions individuelles, il ne saurait être imposé par une quelconque force extérieure. Un engagement mutuel des uns envers les autres soutient l’ensemble d’une même activité.

Ainsi, le lien entre les acteurs est moins déterminé par la concurrence et le rapport de force, comme dans l’économie classique, et plus par la gestion collective et équitable de l’activité économique. Les acteurs ne sont pas soumis aux conditions de travail décidées par les responsables, mais ils les définissent ensemble. De plus, la notion d’égalité est souvent mise en avant. La relation qu’instaurent les acteurs entre eux ne repose pas sur la domination ou le rapport de force. Au contraire, c’est l’intérêt commun et l’interdépendance qui sont mis en avant. Soulignons qu’ici l’égalité et l’équité peuvent se côtoyer. L’idéal visé est celui d’une absence de hiérarchie arbitraire entre les personnes, ce qui revient à les considérer sur un plan d’égalité, mais sans nivellement des différences ni des besoins spécifiques à chacun. J- L. Laville parle à ce propos de contrat social passé entre les acteurs, ce qui signifie que l’on se trouve en face, non pas d’une énième activité d’assistance, mais bel et bien d’un mode de vivre ensemble reposant sur un socle normatif fondamental. Cette posture, posée comme préalable dans le choix éthique de chaque acteur, peut être résumée par cette phrase : placer l’humain comme but de l’activité économique et non pas comme une « simple » force de travail corvéable à merci.

L’économie solidaire est donc un instrument au service du développement humain, à la différence de l’économie classique, qui peut sembler fonctionner par elle-même de manière quasi indépendante ou, tout au moins, au service d’un groupe particulièrement restreint. Au sein de l’économie solidaire, si l’activité productive permet d’engendrer une certaine forme de richesse, celle-ci dépasse le strict aspect monétaire. L’apport de chaque personne n’est pas mesurable uniquement en termes financiers, mais il relève avant tout de la dimension humaine et relationnelle. Le qualitatif compte autant, si ce n’est plus, que le quantitatif. Le lien entre les êtres humains devient premier.

La grande diversité des initiatives se réclamant de l’économie solidaire, ou étant analysées comme y appartenant, tend à faire croire que rien ne vient unifier les pratiques. Pourtant, l’analyse montre qu’elles sont unies dans la diversité. Certes, chacune dépend de conditions locales, relevant du pays ou du secteur dans lequel elle prend forme, mais dans chaque cas, on retrouve une application particulière de la posture générale. Il est alors possible de parler de contrat social partagé pour les différentes initiatives.

Ainsi, l’économie solidaire, si elle est par nature multiforme, crée en même temps une certaine forme d’unité qui, au delà des multiples lieux, secteurs et activités, permet de parler d’une vision commune. Cette unicité dans la diversité donne à l’économie solidaire un caractère politique, marqué justement par l’idée de contrat social commun à toutes ces pratiques économiques.

L’économie solidaire à travers trois secteurs d’activité

La posture commune décrite ci-dessus a été, lors de l’atelier, déclinée à travers trois secteurs économiques particuliers : les biens et services, le travail et la finance.

Le secteur des biens et services

En ce qui concerne les biens et services, l’objectif de l’économie solidaire se situe au niveau de l’accès aux biens et de la rémunération des petits producteurs. Alter Éco, dans le domaine du commerce équitable, se place dans une logique de partenariat entre producteur et consommateur. Dans le commerce classique, les intérêts de ces deux acteurs sont opposés : le consommateur cherche à acheter au prix le plus faible et le producteur à vendre au prix le plus élevé. Pourtant, chacun est dépendant de l’autre. Le commerce équitable va justement renforcer l’interdépendance entre consommateur et producteur et pousser chacun à décider non seulement en fonction de son intérêt individuel, mais également en fonction de l’intérêt de l’autre.

Dans le domaine agricole par exemple, le rapport de force n’est pas en faveur des agriculteurs, mais bénéficie davantage aux intermédiaires et à la grande distribution. Ceux-ci spéculent sur la baisse des prix d’achat auprès des producteurs. Le commerce équitable est pensé comme un moyen de lutte contre cet état de fait qui nuit considérablement aux agriculteurs et qui les empêche de bénéficier d’un revenu régulier et digne. Cette instabilité rend très difficile toute projection, et par conséquent, tout développement réel des zones agricoles. Si la situation est connue pour les pays du sud, elle réapparaît aujourd’hui également dans les pays du nord.

L’idée principale du commerce équitable est donc la garantie d’un prix minimum pouvant assurer des revenus décents aux agriculteurs et à leurs familles, permettant, de cette manière, le développement socio-économique dans les zones concernées. Sur place, les producteurs se regroupent en coopératives, conjuguant ainsi leur activité économique et une démarche de solidarité. En contrepartie, les consommateurs sont appelés à participer à cet effort de solidarité par l’achat à un prix généralement supérieur au prix du marché classique. Consommer devient un acte solidaire qui ne relève plus seulement de la maximisation de l’utilité, mais également du choix éthique, renvoyant à la posture générale de l’économie solidaire. Faire le choix du commerce équitable, c’est ainsi redonner toute leur place aux producteurs. Le rapport de forces est remplacé par celui de la réciprocité. Il se crée un lien entre des individus séparés par leur condition et par des milliers de kilomètres, un lien qui n’est plus uniquement celui du marché, mais celui de la reconnaissance d’une commune humanité. En ce sens, le message envoyé est très fort : celui de la construction d’une société civile solidaire par-delà les états, se constituant en contre-pouvoir des multinationales. Ainsi, un simple achat devient une pierre dans la construction d’une citoyenneté mondiale, consommer devient un acte politique.

Au niveau des biens et services, outre la question du prix rémunérateur pour le producteur, il y a le problème de l’accès aux biens : c’est la finalité de Terre de liens, qui cherche à faciliter l’accès à la terre, et d’Énercoop au niveau de l’énergie. Le but n’est pas tellement celui de garantir un revenu décent au producteur, mais plutôt de garantir l’accès aux biens, notamment à ceux qui n’y accèdent pas. Dans les deux cas, ce sont des biens de première nécessité. L’énergie est vitale pour la bonne marche d’un foyer, et la terre est la condition numéro un du travail d’un agriculteur. Le fait de considérer ces biens comme essentiels suppose de penser un mode de gestion autre que le seul marché. Loin de permettre une distribution optimale des biens, le marché exclut ceux qui n’ont pas les moyens d’y participer. Dans le cas de la terre notamment, sa marchandisation peut avoir un effet très contre-productif, la transformant en bien de spéculation plutôt qu’en moyen de production. L’association Terre de liens a crée un fond d’investissement solidaire dont le but est d’acheter des terres afin de les louer aux agriculteurs à un prix abordable. De même Énercoop produit une énergie non seulement non polluante, mais également à un prix abordable et sa commercialisation est gérée sur le mode coopératif. Ainsi, n’étant plus une source de revenu, mais plutôt un moyen de développement humain, l’énergie et la terre sont remises au service de l’être humain. L’enjeu pour ces deux acteurs est avant tout de permettre une modification au niveau de la finalité de l’activité économique.

Le secteur du travail

Le deuxième secteur économique abordé dans cet atelier fut celui du travail. Les entreprises comme TAE (Travailler et Apprendre Ensemble) ou ARES (Association pour la Réinsertion Économique et Sociale) permettent une réinsertion sociale par le travail. Elles partent du constat que le travail occupe une place essentielle dans nos sociétés, où la productivité économique est souvent synonyme d’utilité sociétale. Notre place dans la société est toujours identifiée et évaluée en fonction du travail rémunéré réalisé.

Dans cette configuration, le chômage est toujours source de marginalisation. Ce phénomène est d’autant plus accentué par un a priori fortement répandu : celui du chômage volontaire où l’indemnité est préférée à l’activité productive. À la perte d’emploi et de reconnaissance personnelle vient s’ajouter la stigmatisation systématique des personnes en recherche d’emploi. Dans ce contexte, redonner du travail c’est permettre aux individus de retrouver leur dignité. C’est la principale mission de TAE et d’ARES.

Vu de l’intérieur, la principale rupture entre une entreprise d’insertion et une entreprise classique se trouve dans les rapports institués entre les employés. Dans l’entreprise d’insertion, les employés sont égaux et apprennent les uns des autres. La créativité relève de la coopération et de la construction commune plutôt que de la compétitivité interne. On retrouve ainsi le choix d’une forme de contrat social. La solidarité entre employés est préservée et fait partie intégrante de la vie de l’entreprise. La création d’un lien social renforcé sur le lieu de travail est un moyen d’insertion. Ce lien se déplace progressivement de l’intra-fonctionnel à l’inter-personnel. Des personnes désaffiliées sortent de l’isolement par la multiplication de solidarités nouvelles.

L’ entreprise apparaît ainsi comme un lieu de développement humain, qui promeut une certaine forme d’épanouissement. La posture générale consistant à placer l’humain au centre, comme but et non comme moyen, se retrouve mise en pratique à l’intérieur de l’entreprise. La place accordée à l’être humain dans le processus de production relève classiquement du rapport des forces et des choix effectués par les acteurs. L’exemple de TAE et d’ARES montre qu’il existe une autre manière de l’aborder. L’argument selon lequel une certaine concurrence venue d’ailleurs rendrait impossible tout traitement équitable des travailleurs relève du déni de responsabilité.

Le secteur financier

Le troisième axe abordé dans l’atelier était le domaine financier et portait sur le risque traité à travers l’exemple du crédit. Dans une relation classique entre l’emprunteur et son créancier, ce dernier est en position de force. La relation, si elle est difficilement d’égal à égal, ne repose pas réellement sur la coopération et la confiance. Un banquier classique ne peut se permettre d’accorder trop de crédit à son client s’il n’a pas les garanties matérielles nécessaires. Dans cette logique, un emprunt est un rapport de forces fixé par contrat et se prolongeant dans le temps. Le prêteur recherche avant tout le remboursement du prêt et le paiement des intérêts. La réussite de l’activité de son client n’est que secondaire. Elle est d’ailleurs parfois remise en cause dès le départ, tant les conditions pour accorder un crédit sont draconiennes. Le paradoxe du prêt à l’heure actuelle est le refus du risque, alors que celui-ci est l’un des moteurs principaux du capitalisme, étant à la base même de l’entrepreneuriat. Le prêt solidaire, au contraire, repose sur une relation de confiance entre préteur et entrepreneur, avec une acceptation commune des risques. Ainsi, le premier accompagne le second sans chercher à rentrer à tout prix dans ses frais. La promotion de l’humain et de son développement sont mis en avant face à la rémunération du capital.

Quand le bénéficiaire devient acteur

L’économie solidaire promeut des formes de gouvernance qui donnent la parole à chacun en fonction de ce qu’il peut apporter au bien commun. Elle est fondée sur la reconnaissance du droit à s’exprimer et de la légitimité de chacun à venir s’approprier la chose publique. Il n’était donc pas concevable pour les organisateurs de cet atelier de donner la parole uniquement aux initiateurs des pratiques de l’économie solidaire ; il fallait faire place aussi aux personnes censées être ses bénéficiaires premiers, c’est-à-dire des personnes exclues du système économique classique. Or, il ne s’agissait pas non plus d’enfermer ces « personnes ressources » dans une position passive de témoignage. Deux formes d’intervention originale ont eu lieu.

Pour TAE et ARES, une telle intervention ne pouvait se réaliser sur le mode de la communication telle que pourrait le faire n’importe quelle autre société lors de son assemblée d’actionnaires. Le style n’est donc pas celui du corporate, au contraire. La parole est donnée aux employés qui sont mis en avant en tant que force vive et raison d’être de ces entreprises. TAE est un projet pilote d’ATD-Quart Monde. Il regroupe vingt-trois salariés d’horizons très différents. En accord avec l’esprit de ces entreprises, où « il n’y a pas de référence au passé ni au CV » ; chaque salarié a la même légitimité pour parler de l’entreprise. La présentation de TAE s’est donc faite à quatre voix, deux travailleurs et deux cadres sociaux, dans une continuité de texte et d’idées. Un mot revient alors sans cesse : « ensemble ». Pour établir le travail à faire, pour les repas, face aux difficultés éventuelles, dans l’amélioration de l’entreprise, c’est ensemble que les décisions sont prises. Une autre dimension émerge alors, celle de l’écoute de l’autre, de la relation solidaire comme attention marquée à l’altérité : «on se sent solidaire des autres, c’est important de savoir si l’autre se sent bien». La parole est centrale, surtout lorsqu’il existe des rapports hiérarchiques : «le patron est parfois strict mais il y a la place pour toute discussion», «un patron qui nous écoute». L’économie solidaire n’est pas l’égalité stricte des pouvoirs, c’est le respect des compétences de chacun et le dialogue pour le bien des tous.

ARES est une entreprise au service des hommes et des femmes qui y travaillent. Elle a pour but la réinsertion économique et sociale, la lutte contre l’exclusion : « Pouvoir donner sa place [à chacun] dans le travail ». Le travail proposé est un tremplin, l’objectif premier est que les bénéficiaires partent ! Les travailleurs d’ARES sont très reconnaissants envers leur entreprise, mais ils resituaient également cette période de leur vie dans une trajectoire socio-professionnelle plus large. Avec TAE et ARES, nous avons deux manières différentes de penser la réinsertion par l’économique : dans le premier cas, il s’agit de proposer un projet de longue durée à la personne en situation d’exclusion, dans l’autre, il s’agit d’un accueil de transition pour le ré-introduire dans le marché du travail.

L’autre type d’intervention des personnes en situation de pauvreté lors de l’atelier fut assuré par un groupe à qui a été demandé de réagir à partir de ce qu’il écoutait. Il n’y avait pas de texte préparé à l’avance ; la formulation des réactions s’est faite spontanément dans le cours de l’atelier. Ce fut encore une manière de rendre visible et de concrétiser l’esprit de l’économie solidaire : les personnes en situation de pauvreté ont été sollicitées non seulement comme bénéficiaires des pratiques, mais également comme citoyens à part entière, capables de penser et de donner leur avis sur le projet de vivre ensemble visé par les pratiques de l’économie solidaire.

Ceux qui se nomment eux-mêmes comme « les plus défavorisés » sont d’accord avec la création d’un commerce équitable nord-sud, mais du fait du prix de ces produits, ils regrettent de ne pas pouvoir participer à cette démarche. Alors que l’initiative vise la participation de toute la population, ils sont de fait exclus de cette action à cause de leurs revenus très limités. Ils soulignent que cette forme de commerce est inaccessible aux personnes au chômage. Mais en même temps, ils affirment qu’il n’y a pas de contradiction entre une solidarité avec les pays en développement et une solidarité au sein des pays développés. Ils expriment leur volonté de pouvoir vivre de leur propre production, de pouvoir développer leur activité et d’en vivre décemment. « Pourquoi produire toujours si loin ? » Leur idéal est de pouvoir fabriquer localement des produits qui leur soient financièrement accessibles.

Face aux témoignages des actions de l’économie solidaire en faveur de l’insertion par le travail, les mots des personnes exclues sonnent justes et durs devant l’auditoire des Semaines sociales : « un pauvre est un être humain » « à regarder en face », il faut « l’aider à reprendre confiance en soi ». Ces personnes témoignent de la très grande solitude dans laquelle on se retrouve lorsque l’on devient demandeur d’emploi. Elles tiennent à affirmer leur soutien face aux actions présentées, mais nombre d’entre elles ne les concernent que marginalement. Certaines problématiques de l’économie solidaire sont vite résolues pour eux : « une énergie à prix stable et durable, c’est très bien, mais lorsque l’on ne travaille pas, on n’a pas de toute façon accès à l’énergie… »

Le choix de faire intervenir les bénéficiaires de l’économie solidaire sur les pratiques auxquelles ils participent n’était pas anodin. Ces personnes étaient sollicitées en tant qu’acteurs plutôt que simples bénéficiaires. Il s’agissait d’une forme originale d’échanges qui ne relève pas à proprement parler du témoignage, dans le sens où les personnes ne viennent pas s’exprimer sur leur condition (leurs difficultés socio-économiques) mais sur leur activité. Il s’agissait d’entendre ces personnes nous dire comment chacun peut trouver une place dans la société, plutôt que de leur demander le récit de leurs galères. Cette parole des plus pauvres donnait de la légitimité au discours sur l’économie solidaire. Solliciter les plus pauvres comme des simples témoins, ou leur donner une place mais sans leur donner la parole, n’était pas tolérable. Pourtant la frontière était subtile et le risque bien présent. Mais ces « bénéficiaires » ont su largement dépasser leur condition en participant à l’atelier comme acteurs de solidarité et comme citoyens contribuant pleinement à la chose publique.

Un lieu d’innovation sociale

Les différentes initiatives de l’économie solidaire se révèlent à la fin moins hétérogènes qu’elles ne semblaient l’être au premier abord. Elles relèvent en effet d’une certaine unité autour de la posture concernant la place de l’humain. Par ailleurs, elles sont également des lieux que l’on pourrait qualifier de laboratoires du social. Nous avons vu qu’à travers chacune de ces activités sont testés de nouveaux modes d’organisation et de régulation de l’action collective. Si au départ, le choix individuel est d’une importance capitale, c’est dans la mise en commun qu’il se crée quelque chose de nouveau. Il s’agit, en ce sens, d’un lieu d’innovation : innovation à travers la pratique plutôt qu’innovation à partir d’une idée. La posture commune n’a d’existence que dans sa pratique et donc dans sa traduction en termes de structure et de mode d’organisation. Chaque situation étant unique, cette mise en pratique demande une certaine adaptation, qui permet parfois l’émergence de nouvelles approches. À contrario, si l’apparition d’une nouvelle pratique ou d’une nouvelle activité répond souvent à un besoin nouveau issu d’un contexte précis, elle peut tout à fait se diffuser pour être adaptée dans d’autres cas. Une certaine capacité d’adaptation est observable et, avec elle, la capacité d’apprentissage des acteurs.

Dans ce compte rendu, nous avons cherché à souligner et à qualifier la spécificité de l’économie solidaire. Nous avons sans cesse mis en avant son originalité, la façon dont elle se construit en marge d’une économie considérée comme classique. Pourtant, la question la plus prégnante dans cet atelier fut celle du lien entre ces deux formes d’économie. Il convient de réintroduire ici une distinction efficace bien que simpliste. L’économie solidaire porte en elles deux critiques distinctes face à la situation actuelle : celle d’apporter une autre manière de faire à l’intérieur même de la logique marchande et celle d’apporter des pratiques innovantes là où le marché et l’État restent incapables de trouver des solutions efficientes.

Dans le premier cas, celui du « faire autrement pour faire mieux », la critique est directement tournée vers le fonctionnement actuel du marché. L’économie solidaire peut alors permettre aux consciences de s’éveiller, et de donner de la valeur à ce qui n’a jamais été inclus dans le prix de marché : l’humain et la nature, l’environnement écologique et social. Il existe une « contagion possible » (Claude Alphandéry) de l’économie classique par l’économie sociale et solidaire à partir des multiples expériences menées. Cette propagation des principes de l’économie solidaire est d’autant plus possible qu’elle n’entre pas toujours en contradiction avec les fondements du système capitaliste. La majorité de ces initiatives ont pour débouché la réalisation d’un profit financier. Mais ce dernier est un moyen au service de l’humain et non une fin. Dans le second cas, celui où des solutions sont créées en marge des logiques de marché ou de l’assistance de l’État, l’économie solidaire est appelée à rester davantage éloignée des approches classiques.

En ce qui concerne l’insertion professionnelle, Claude Alphandéry l’affirme : « consacrer autant de temps à chaque salarié n’est pas possible pour une entreprise classique ». Il souligne cependant que « toutes ces entreprises d’insertion doivent être en contact avec les entreprises ‘classiques’, notamment par un lien de clientèle ». Or, ces pratiques parallèles exercent également une force de transformation sur le système classique.

Jean-Guy Henckel souligne la force critique de l’économie solidaire lorsqu’elle questionne à la fois l’échec du marché et les défaillances de l’État: « entre économie solidaire et économie de marché, les cloisons ne sont plus étanches, ça prend l’eau de partout […]. Il y a un système d’irrigation réciproque entre économie solidaire et économie de marché. Les régulations actuelles ne pourront pas se poursuivre à l’identique ». Il faut souligner que la critique portée par toutes ces expériences d’économie solidaire n’est jamais faite sans proposition d’un modèle alternatif. En cela elle s’inscrit pleinement dans le mouvement alter : « on porte en nous ce que devrait être l’économie de demain (…) les germes de l’économie d’avenir ».

Dans cette mutation portée par l’économie solidaire, quel pourrait être le rôle de chacun ? Le rôle de l’État est certainement à redéfinir : « L’aide de l’État reste très anti-cyclique, dès qu’il y a un peu moins de chômage, l’aide diminue. Il faut effectuer un changement pour que ces aides soient permanentes. De plus, l’État oublie souvent que le critère premier n’est pas l’accès à l’emploi mais la création du lien social : c’est le critère qui devrait prévaloir dans l’évaluation des projets d’insertion ». Mais l’État ne fera pas tout, « on ne peut rien faire sans les consommateurs que vous êtes » affirme Claude Alphandéry. Il insiste sur le fait que « les produits n’ont pas qu’un sens individuel mais également un sens collectif ». Le pouvoir de changer les choses, d’éveiller les consciences du monde politique mais également des médias, est entre les mains des consommateurs qui réfléchissent à ce qui a de la valeur lorsqu’ils font leurs achats. Ces « consom’acteurs » affirment au quotidien que chaque être humain doit pouvoir profiter d’une économie mise à leur service. C’est ce qui fait dire à Claude Alphandéry que l’enjeu premier pour le développement de l’économie solidaire est celui du débat autour d’un prix juste. Cette problématique pose une question éthique majeure qui constitue sans doute la question centrale à laquelle l’économie solidaire essaie de répondre : à quoi donne-t-on de la valeur ?

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