Dossier Rencontres anuelles

Ouverture de la session

Par Michel Camdessus

Ouverture de la session 2001 des Semaines Sociales de France, « Biologie, médecine et société. Que ferons-nous de l’Homme ? »

Bienvenue à la 76e Semaine Sociale.

Le sujet qui nous réunit cette année, « Biologie, médecine et société », a manifestement répondu à l’attente de beaucoup et je crains que nous n’ayons à travailler à guichets fermés, peut-être dans des conditions peu acceptables de confort pour un certain nombre d’entre vous. Les semainiers de la onzième heure et peut-être ceux de la dixième feront ici l’expérience que nous ne sommes pas encore entrés dans le Royaume de Dieu. Je les prie d’avance de nous en excuser, mais je suis persuadé que l’intérêt des conférences et des débats nous fera vite oublier cet inconfort.

En retenant ce sujet que vous aviez placé au premier rang de vos choix les années précédentes, nous étions bien conscients de l’importance formidable des enjeux qu’il recouvre et de l’extrême perplexité de la société française à son propos. Il y a de quoi : avec les progrès de la recherche médicale, une révolution s’opère -dont les médias nous révèlent comme par éclairs des aspects étourdissants- mais il est difficile de prendre la mesure de ce qui se passe. Les observateurs avertis -comme Jean-Claude Guillebaud, l’auteur du beau livre : « Le principe d’humanité », qui présidera la séance de demain après-midi- nous parlent d’un tournant de l’histoire ; d’une mutation dans l’histoire de l’humanité « au moins aussi importante que la fin de l’Empire romain au Ve siècle, la Renaissance ou les Lumières et la fin de l’Ancien Régime (1)… L’homme aujourd’hui intervient, non plus seulement sur le monde pour le changer mais sur la vie elle-même, puisqu’il possède la capacité de fabriquer des espèces animales, végétales et peut-être bientôt humaines, d’intervenir sur les mécanismes de la reproduction, en les changeant, sans passer par la sexualité ».

Où en sommes-nous ?

Il y a de quoi se demander comment nous nous situons devant tout cela.

Il nous a donc semblé important de disposer, à l’ouverture de nos travaux, d’une analyse aussi fine que possible de l’état actuel des attentes, des questionnements, des inquiétudes de la société française. Nous avons donc demandé à un cabinet spécialisé d’y procéder et dans un moment, Robert Rochefort vous en donnera sa lecture avertie de sociologue. Laissez-moi cependant vous dire ce qui a sauté aux yeux de l’homme de la rue que je suis. Devant cette révolution, nous sommes tous partagés entre l’enthousiasme et la crainte. L’enthousiasme domine. Je pense que nous pouvons tous le partager. On ne trouvera pas ici beaucoup d’esprits chagrins pour souhaiter je ne sais quel moratoire de la recherche. Nous savons trop, non seulement quel est son dynamisme autonome mais aussi les immenses espérances qu’elle porte de pouvoir prévenir ou guérir de terribles maladies et réduire bien des souffrances.

Ces progrès alimentent inextricablement nos rêves et nos craintes. Rêves peut-être problématiques puisqu’ils sont ceux d’une vie constamment « au top » comme l’on dit, jusqu’à notre dernier jour, une vie dont le déclin serait banni, dont la souffrance et la déchéance seraient écartées…

Craintes car plus la médecine devient savante et technicienne, plus on peut redouter que le malade n’en devienne un objet passif et que ne s’altère la dimension humaine de son dialogue avec le médecin. Crainte aussi parce qu’on sent que la pression des puissances financières sur la recherche risque de surdévelopper une médecine coûteuse pour les riches, en ignorant les besoins des plus pauvres. Crainte enfin car on sait que l’eugénisme, qui n’a pas attendu le nazisme pour habiter nos sociétés, n’en a pas disparu avec lui et montre ici ou là le bout de l’oreille ; oui, on sent bien qu’il y a des risques d’instrumentalisation, de manipulation de l’humain, de mise à l’écart de tout ce qui est, précisément, l’inverse de nos rêves de vie « au top » : le handicap, la maladie incurable, l’approche de la mort.

Trois risques, donc, de dérives, qui nous troublent d’autant plus que nous avons le sentiment qu’une sorte d’enchaînement inexorable est à l’œuvre qui peut nous conduire, sans autre forme de procès, vers un type de civilisation qu’en grande majorité nous rejetterions aujourd’hui.

Vivant ces rêves et ces craintes dans la perplexité, nous ne sommes pas résignés pour autant. Beaucoup souhaitent que la recherche, comme la finance ou le commerce, soit régulée. Ils veulent fixer des limites même s’ils ne sont pas convaincus qu’elles tiendront longtemps. Au reste, nous ne savons pas très bien où les situer et quelles orientations fournir à la recherche. On perçoit que beaucoup se sentent dépassés, d’autres s’en remettent à la science. Pour d’autres enfin, c’est le désarroi et il nous atteint d’autant plus que nous savons bien qu’à cette révolution, nul n’échappe. A telle ou telle heure de nos vies ou de celles de nos enfants, nous y seront confrontés. On nous proposera des décisions en nous disant qu’elles devront être nôtres, mais leur environnement ne sera pas neutre et nos choix risquent d’être si difficiles qu’ils pourront finalement nous échapper. Autant donc y songer à l’avance pour n’être point pris au dépourvu. Autant dire que les Semaines Sociales sont dans leur rôle en offrant à l’opinion publique, à la lumière de la Révélation chrétienne, un lieu d’écoute mutuelle et de réflexion, un lieu de débat dans le respect et la tolérance et si possible un lieu de propositions.

Sur quoi centrer notre réflexion ?

Peut-être nous faut-il d’abord nous interroger sur le rêve collectif qui nous habite. Ne nous laissons-nous pas habiter par des chimères ? Même si nous devons passer nos vies à la combattre, ce monde sans souffrance est-il le monde des hommes ? Est-il sage d’espérer une vie sans déclin, alors que, pour l’instant, l’évolution démographique de nos sociétés annonce essentiellement un allongement de la durée de la vie par la prolongation du temps de la vieillesse ?

Ne nous installons-nous pas dans une société où, d’un côté, nous essayons de mille manières, encore insuffisantes, d’améliorer les conditions d’insertion de l’handicapé et, en même temps, de lui signifier le message qu’à l’avenir, il n’y aurait plus sa place ?

Les plus hautes instances judiciaires du pays ne nous disent-elles pas déjà, à travers l’arrêt Perruche, qu’il y aurait un recours de l’enfant handicapé contre ses parents pour lui avoir donné une vie malheureuse ?

Ne sommes-nous pas en train de bâtir une société d’où « le serviteur souffrant », celui qui est « sans forme, sans éclat pour attirer les regards, sans apparence pour le faire chérir, méprisé, délaissé par les hommes, homme de douleur, familier de la maladie… » (Es 53-2 et suivants), serait tout simplement et très proprement écarté ? Ils ne sont plus très nombreux aujourd’hui ceux qui, devant le handicap et la maladie irrémédiable, ont le regard d’Emmanuel Mounier qui, parlant de sa fille débile profonde, écrivait à sa femme :

« Rien ne ressemble plus au Christ que l’innocence souffrante… Du matin au soir, ne pensons pas à ce mal comme à quelque chose qu’on nous enlève, mais comme à quelque que nous donnons, afin de ne pas démériter de ce petit Christ qui est au milieu de nous »(2).

Et pourtant, nous savons que de cet accompagnement de la souffrance jaillit une lumière que tellement d’hommes recherchent. Nous avons demandé à Xavier Le Pichon, Professeur au Collège de France, de venir nous en parler, lui dont on sait qu’il est un des inventeurs de la tectonique des plaques, mais dont on sait moins qu’avec sa famille, il partage depuis longtemps la vie d’handicapés mentaux dans une communauté de l’Arche.

Éveillés de notre rêve, nous pourrons mieux regarder en face quelques questions majeures que l’on traite parfois par prétérition : les progrès, par exemple, dans les diagnostics prénataux à l’aube de la vie mais aussi la sorte de prescription, fut-elle non dite, d’interruption médicale de grossesse qu’ils peuvent impliquer. N’y a-t-il pas là une question qui mérite qu’on s’y arrête : que faire pour que cette sorte de pression sociologique et technicienne soit mieux contenue et que faisons-nous pour accompagner tendrement et effectivement les jeunes couples qui font le choix qui n’est peut-être plus  » politiquement correct  » de garder leur bébé quoiqu’il leur ait été dit ? Pouvons-nous tolérer que le choix de la vie devienne un choix honteux ? Par une espèce de symétrie, d’autres questions fondamentales se retrouvent en fin de vie. Nous savons depuis des enquêtes d’opinion publique du printemps dernier, que la question de l’euthanasie n’est plus tabou, désormais dans notre pays, et que la possibilité d’y recourir dans un cadre médical, légitimé par la loi, et pour des personnes atteintes de maladies insupportables et/ou incurables, reçoit l’assentiment de plus de 80 % des Français. Face à cela qui nous interpelle, nous sommes évidemment réconfortés par le développement des établissements de soins palliatifs et nous admirons leur travail. Mais vous l’observerez en écoutant Robert Rochefort, ces initiatives sont mal comprises et, elles aussi, laissent certains perplexes. Il y a donc là matière à réflexion et à nous interroger sur les racines de la dignité humaine qui se vit dans nos corps-objets de la médecine. François Le Corre, que les heureux abonnés des Études lisent presque chaque mois, nous guidera demain matin dans cette réflexion, après que le Professeur Didier Sicard nous ait dit ce qu’il en est de la relation aujourd’hui du patient et du médecin et du comment revaloriser l’acte de soigner.

Nous aurons ainsi été ramenés à l’essentiel. Mais dès cette après-midi, nous serons passés, avec le Frère Bruno Cadoré, directeur du Centre d’éthique médicale de l’Université Catholique de Lille, de nos chimères et de nos craintes aux vrais enjeux, à vrai dire, à notre question centrale : dans ce monde où la science galope là où trop souvent l’argent la pousse, dans cette société où l’existence se médicalise de l’aube de la vie à son dernier souffle, que ferons-nous de l’homme, de sa liberté, de sa responsabilité, de sa solidarité ? Trois enjeux se proposent alors :

• l’enjeu éthique évidemment,

• l’enjeu économique,

• l’enjeu politique enfin.

Deux mots sur chacun d’entre eux.

L’enjeu éthique

Ou plutôt celui de la rencontre de la génétique et de l’éthique.

Cette question nous concerne tous : sur quel terrain et comment poursuivre le développement d’une science respectueuse de la personne et refusant l’instrumentalisation du corps humain ? Et pas seulement nous, mais aussi un grand nombre de chercheurs. Ils savent qu’il ne leur appartient pas de définir la norme éthique. Souvent, ils travaillent dans des laboratoires qui n’acceptent pas l’inféodation inconditionnelle aux signaux des marchés. Ils veulent éviter que leurs recherches ne soient dévoyées et, comme nous, ils s’interrogent en conscience et dans la perplexité. Cette question se situe à un carrefour :

• d’un côté, l’embryon avec son énigme et aussi sa dignité de  » personne humaine potentielle « , pour reprendre les mots, peut-être pas entièrement satisfaisants, du Comité Consultatif National d’Éthique ;

• d’un autre côté, les principes fondamentaux d’une civilisation humaniste pour laquelle il n’y a pas de fin qui justifierait une mort innocente, qui justifierait de sacrifier une vie humaine, fut-elle potentielle ;

• et d’un troisième, enfin, l’impatience de chercheurs et de laboratoires : ils suggèrent que des scrupules philosophiques ne doivent pas retarder les travaux qui pourraient soulager des maladies très graves… et leur faire gagner des lauriers ou des marchés. Une voie auguste a posé la question en novembre dernier, devant le Comité d’éthique :  » Des motifs tenant à des principes philosophiques, spirituels ou religieux devraient-ils nous conduire à priver la société et les malades de la possibilité d’avances thérapeutiques ? » La réponse évidemment négative qu’il attendait est peut-être celle que font majoritairement nos concitoyens. Faut-il que ce soit la nôtre ? Je ne le pense pas.

Mais si nos objections touchent à l’essentiel puisqu’il y va de la vie humaine qui serait instrumentalisée, dans l’expérimentalisation sur l’embryon, elles ne font qu’ajouter à notre exigence de rechercher d’autres voies pour atteindre les mêmes objectifs et à notre demande de véritables débats pour nous éclairer mutuellement, dans un profond respect des incertitudes voire des options différentes de chacun. Ce sont de tels débats qui nous permettront de découvrir sur quels terrains et comment poursuivre le développement d’une science au service de la personne.

Aux risques d’instrumentation, les avancées dans le domaine de la procréation ajoutent des menaces de remise en cause des règles de filiation et des relations homme-femme qui touchent aux fondements même de notre société. Va-t-on produire la vie ou continuer à la donner ? Sur tous ces points-là, nous chercherons à approfondir notre réflexion, tout comme à l’autre extrémité de la vie, au lieu de suivre la pente vers l’euthanasie, nous chercherons à mieux comprendre, avec Marie-Sophie Richard, la distance entre acharnement thérapeutique et soins palliatifs dans un accompagnement vrai.

L’enjeu économique

Notons d’abord qu’enjeu éthique et génétique d’un côté et enjeu économique de l’autre sont liés.

On nous le rappelle -avec quelque gêne il est vrai- ne faudrait-il pas laisser faire des recherches à des fins thérapeutiques sur l’embryon, puisque  » les autres  » -les Britanniques en particulier- en font et que si nous nous laissons distancer, nous perdrons des marchés ! Marchés. Le mot est lâché ! Nous sommes nombreux à récuser une loi absolue de marchés non régulés sur la vie de nos sociétés, pouvons-nous l’accepter ici ?

Au-delà, la question est de savoir quel système de santé voulons-nous et pour qui ? Selon quel principe allouer les crédits ? Chercher à faire en sorte -j’en reviens à notre rêve- que chacun puisse, en définitive,  » mourir en bonne santé  » ? Mais quelle place alors pour tous ceux qui ne peuvent coller à ce modèle du fait d’un handicap, survenu à un moment ou à un autre de leur vie ou en fin de vie. Ne leur reprochera-t-on pas de  » plomber  » le système de charges insupportables ? Faut-il chercher plus simplement à permettre, autant que possible, à tout personne de vivre jusqu’au bout une relation de qualité avec son entourage ?

Mais si l’on prend comme horizon de nos travaux le monde dans son ensemble, comment ne pas nous poser de questions sur un système qui est de plus en plus performant pour les plus riches et toujours aussi insuffisant pour les plus pauvres ; en un mot, un système qui, au lieu d’être réducteur d’inégalités, les accentue. Surgissent alors des questions que nous ne pourrons pas approfondir mais que nous ne pouvons ignorer, SIDA et prix des trithérapies, brevetabilité et orientation même des recherches. D’un côté, nous nous plaignons du manque de crédits pour avancer dans la lutte contre des maladies rares dans nos pays alors que le monde ne trouve pas de crédits pour lancer, sur une échelle suffisante, les recherches pour trouver vaccins ou remèdes à des maladies qui frappent des millions de personnes dans les pays tropicaux. Notre pays ne devrait-il pas insister pour que de telles recherches bénéficient d’un financement prioritaire au plan mondial, parmi ces quelques biens publics globaux auxquels la communauté mondiale s’accorde de plus en plus à reconnaître une importance particulière ?

Enjeux politiques

En fait, en tout ceci, comme il y va de l’homme, de la défense de son autonomie, de la protection des plus faibles, du refus de son instrumentalisation ou de sa marchandisation, de la promotion, enfin, de la solidarité et cela, non seulement à l’intérieur des frontières de notre pays, mais de plus en plus dans le cadre de l’Europe et du monde, nous sommes en face de questions politiques au sens le plus noble du terme.

Questions qui nous rappellent à nos devoirs de citoyens car ces questions sont trop graves pour que nous nous en remettions aux spécialistes, qu’il s’agisse des scientifiques, des juristes ou des financiers. Être citoyens, c’est au contraire interroger ces derniers, ne pas tolérer que les débats de fond soient escamotés ou traités par prétérition. Ces questions doivent donner lieu à un véritable débat citoyen. C’est, depuis bientôt cent ans, le rôle des Semaines Sociales que d’offrir un espace pour cela. Il nous faut réfléchir, écouter, débattre, nous tenir prêts à dire nos convictions, nos souhaits, nos exigences et, s’il le faut, nos refus dans la perspective en particulier -mais pas exclusivement- des débats parlementaires prochains pour les modifications de la loi de 1994 sur la bioéthique.

En aucune manière, nous ne pourrions accepter que de telles discussions soient traitées à la sauvette, sur la seule base d’opinion d’experts. Nous sommes convaincus que de tels débats touchent à l’avenir de l’homme, il y va de notre civilisation en son cœur même, ils méritent la lumière et l’attention de tous et la détermination de chacun, en conscience, à résister à l’inacceptable et à soutenir, par un effort accru de solidarité, la vie sous ses formes les plus fragiles ou les plus pauvres.

Mais le champ du politique s’étend au-delà du Parlement. Une partie des décisions sont prises à Bruxelles ; or, nous savons que nous ne sommes pas toujours d’accord, loin de là, sur ces questions entre Européens… Et nous savons qu’à Bruxelles, les lobbies pharmaceutiques nous ont précédés. Comment agir et faire entendre nos voix ? Comment aussi contribuer à réduire les inégalités dans le monde en matière de soins ? Autant de questions, oui, politiques : les réponses qui leur seront données détermineront le type de civilisation que nous léguerons à nos enfants.

*

* *

Nous étions arrivés à une conclusion semblable lorsque nous débattions hier de la famille, des migrants, des travailleurs, l’Europe ou de la République. Une session importante s’ouvre à nouveau pour nous aujourd’hui. Nous l’abordons en citoyens debout, enthousiastes devant les progrès réalisés, résolus à défendre les valeurs essentielles de leur civilisation mais y trouvent une détermination constante à chercher plus loin et davantage lorsque le respect du mystère même de l’homme peut fermer certaines voies. Évidemment, aussi, remplis d’espérance devant toutes les avancées possibles pour l’homme qui se préparent en permanence dans le travail de tant de chercheurs, tant de soignants qui se dévouent à travers le monde.

Bon travail !

23 novembre 2001.

Michel Camdessus,

président des Semaines Sociales de France

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1. Interview à Famille Chrétienne – 17-23 novembre 2001

2. Cité par J.M. Domenach, Monnier – Seuil, 1972.

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