Dossier Rencontres anuelles

Crise de la connaissance : comment faire face à la complexité du monde ?

Par Edgar Morin

Conférence donnée au cours de la session 2005 des Semaines Sociales de France, « Transmettre, partager des valeurs, susciter des libertés »

Edgar Morin, philosophe et sociologue

La question « comment transmettre la complexité ? » comporte une question préalable: comment connaître, reconnaître la complexité ? Je voudrais insister, en guise d’introduction, sur le fait que les connaissances qui nous sont dispensées par l’information ou les médias, aussi bien que les connaissances dispensées par l’enseignement, ne nous préparent pas du tout à reconnaître la complexité.

Je prends le mot complexité tout d’abord dans un sens premier, dérivé du mot latin complexus, qui veut dire ce qui est tissé ensemble. Des événements ne sont jamais isolés ; ils sont dans un contexte, lequel est lui-même dans un super contexte. Il y a toujours un tissu commun. Pascal, au XVIIe siècle, avait une vue extrêmement perspicace en disant que « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus diverses, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de connaître le tout sans connaître les parties ». Vous voyez le défi gigantesque qui nous est donné.

Ce qu’on appelle les informations, venant des médias, me fait penser à une autre phrase pertinente du grand poète T.S.Elliot : « Quelle est la connaissance que nous perdons dans l’information ? Et quelle est la sagesse que nous perdons dans la connaissance ? » Quelle connaissance perdons-nous dans l’information ? Les informations dispersées sont comme une pluie, un nuage, s’il n’y a pas un système de connaissances capable de les organiser et de leur donner un sens. Encore faut-il que ce système organisateur ait quelque pertinence. Qu’il ne relève pas lui-même d’un certain manichéisme ou d’une mutilation de la réalité. De plus, Elliot parlait très justement de la sagesse, c’est-à-dire la nécessité d’incorporer ce que nous savons dans nos vies, dans nos comportements. Là aussi, il n’y a pas de sagesse et d’art de vivre possibles devant des connaissances purement objectivées.

Vous me direz alors : fort heureusement, nous avons un merveilleux système d’éducation qui permet d’organiser les connaissances. Or ce système d’éducation est fondé justement sur la séparation, le morcellement et la désintégration du tissu commun de toutes choses. Ce principe a du reste été très fécond pour le développement des connaissances à partir de l’essor des sciences modernes qui ont pris le chemin des disciplines. Mais celles-ci, de plus en plus séparées, isolées les unes des autres, font que d’énormes trous noirs se forment entre elles et nous rendent aveugles sur un certain nombre de réalités et de problèmes essentiels et vitaux. Ce système d’éducation commence dans le primaire, se continue dans le secondaire et culmine dans l’enseignement supérieur. Au bout du compte, toutes les réalités, tous les grands problèmes sont désintégrés.

La question de l’humain

Prenons cette réalité fondamentale qui concerne chacun : qu’est-ce qu’être humain ? Bien sûr, il y a les sciences humaines et sociales qui traitent de l’économie, la sociologie, la psychologie, les sciences des religions. Mais elles communiquent très mal les unes avec les autres et ne connaissent que des fragments de réalités. Qui plus est, il n’y a pas que les sciences sociales et humaines. Toute une partie de la réalité humaine est une réalité biologique. Nous sommes des êtres vivants. Même notre cerveau, sans lequel nous ne pourrions pas connaître et penser, est un organe biologique. Or cette réalité biologique est complètement séparée de l’autre réalité humaine. Ou bien les uns oublient que nous sommes des être vivants et réduisent l’humain au culturel et au spirituel. Ou bien les autres réduisent tout ce qu’il y a de culturel ou spirituel à des gènes ou à des comportements présents déjà dans le monde animal. On semble incapable de penser cette double réalité. De plus, quand on sait aujourd’hui que la réalité biologique est constituée de molécules et d’atomes qui se trouvent dans la nature, nous nous rendons compte que notre relation au monde physique est beaucoup plus profonde qu’on ne l’aurait cru. Nos particules se sont peut-être formées dans les premières secondes de l’univers. Les atomes nécessaires à la vie se sont constitués dans un soleil antérieur au nôtre. Bref, nous participons à toute une histoire cosmique. Or cette histoire demeure invisible lorsque tous ces éléments restent séparés.

J’ajoute qu’il n’y a pas que les sciences : la littérature et la poésie sont aussi des moyens de connaissance de l’humain. Je dirais même des moyens qui comportent l’intégration de ce que les sciences sont obligées de détruire : c’est-à-dire la réalité subjective de chaque individu, avec ses sentiments, ses passions. C’est ce que montre le roman, le grand roman, depuis Balzac, jusqu’à Proust, en passant par Dostoïevski.. Quant à la poésie, elle n’est pas seulement un luxe de littérature. Elle nous initie à cette chose essentielle qu’est la qualité poétique de la vie. Cette qualité poétique de la vie s’oppose à son aspect prosaïque qui consiste à faire des choses nécessaires, obligatoires parfois, indispensables pour gagner sa vie, mais qui ignore la communion, l’amour, l’extase, le jeu. Quand nous voulons savoir qui sommes-nous, d’où venons-nous : ignorance totale, désintégration !

L’ère planétaire

« Où allons-nous ? » est la seconde grande question que l’on peut se poser à partir du second grand trou noir de notre système d’éducation : la mondialisation. Celle-ci est le produit ultime, qui a commencé à la fin du XVème siècle, d’un processus qui se déploie à partir du XVIème, de la découverte des Amériques et de la circumnavigation : l’ère planétaire. Cette ère planétaire s’est développée à travers la domination, l’esclavage, l’oppression, mais il n’y a que très peu d’esprits en Occident qui ont perçu ce qui se passait. C’est d’un côté Bartholomé de Las Casas qui fait admettre par l’Église que les Amérindiens ont une âme, bien que le Christ n’ait pas voyagé en Amérique. Et c’est Montaigne qui dit que ceux qu’on appelle barbares, appartiennent à une autre civilisation, et commence ainsi ce processus d’autocritique de l’Occident par lui-même, encore minoritaire mais si nécessaire. Voici donc cette époque planétaire qui aujourd’hui s’est développée avec l’effondrement des économies prétendument socialistes, avec le développement des moyens de communication immédiate. Cela a créé une économie désormais mondiale, mais qui malheureusement manque de régulation.

Il importe de reconnaître les antécédents de cette époque planétaire et ses aspects ambivalents. Car il n’y a pas qu’une seule mondialisation. Il y en a peut-être plusieurs. Il y en a au moins une deuxième : celle qui a commencé avec Montaigne et Bartholomé de Las Casas, s’est continuée avec l’humanisme européen, puis avec l’Internationalisme, et aujourd’hui avec l’alter-mondialisme. C’est la mondialisation inachevée, incertaine, des idées de démocratie, de droits de l’homme, de droits de la femme. Il y a donc des ambivalences formidables. Déjà Marx disait au XIXe siècle que le capitalisme allait créer des conditions d’une véritable littérature mondiale. Ce qui se réalise, pas seulement pour des élites restreintes dans différents pays. Nous connaissons maintenant des traductions de romans chinois, japonais, latino-américains, etc.

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