Dossier Rencontres anuelles

Table ronde – L’insécurité dans les quartiers urbains (1/4)

Par Michel Bourgat, Pierre Cardo, Jean-Pierre Sueur

Table ronde donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France, »La violence, Comment vivre ensemble ? »

MICHEL BOURGAT, médecin, adjoint au maire de Marseille,

PIERRE CARDO, député-maire de Chanteloup-les-Vignes,

JEAN-PIERRE SUEUR, sénateur, ancien maire d’Orléans.

Introduction

Je me présente à vous avec plusieurs expériences : celle d’un Président d’une fédération de victimes de la délinquance juvénile, celle d’un médecin de quartiers difficiles, d’hôpital psychiatrique, et qui connaît les exclus, celle d’un moniteur de sports considérés comme violents ( les boxes pieds-poings ), celle d’un chercheur autodidacte, auteur de textes et livres de vulgarisation, celle, enfin, d’un adjoint au Maire, en charge de la prévention de la délinquance et de la citoyenneté de la jeunesse de la deuxième ville de France : Marseille.

I. Enjeux et réalités

Vous connaissez l’enjeu et les chiffres de la délinquance juvénile. Il en est d’autres, moins inquiétants, qu’il convient de rappeler :

* 95 % des enfants et adolescents normaux ont tenté, une fois au moins, une transgression de règle ou de loi républicaine.

* 70 % des  » primo délinquants  » qualifiés ne reviennent jamais devant la Justice, atteint d’une guérison  » spontanée  » imputable surtout à la nature humaine.

* Les 30 % de récidivistes, et surtout les 18 % de multirécidivistes, vont alors déclencher plus de 55 % des procédures des tribunaux d’enfants.

Ces « transgresseurs persistants » génèrent une réalité d’insécurité, amalgamant dans le sentiment d’insécurité d’autres jeunes non coupables. Le CNRS chiffre à 4000 environ ces  » prédateurs violents « . 65 % des jeunes majeurs incarcérés ont eu affaire aux tribunaux d’enfants.

II. Personnalités délinquantes et milieux favorisants

Le profil de ces jeunes sombrant dans la violence et la transgression réitérée est connu : on constate un égocentrisme majeur avec hypertrophie du Moi, une absence d’affectivité et un Surmoi déstructuré, qui désinhibe la satisfaction des besoins immédiats, une instabilité d’humeur maximale, induisant des passages rapides et imprévisibles à l’acte délictuel, et enfin un environnement familial particulier, avec père  » absent  » et mère protectrice et laxiste.

Pendant longtemps, les filles furent très minoritaires, elles rattrapent les garçons. Par ailleurs, la délinquance juvénile, d’abord urbaine, se déplace vers les campagnes. Les repères traditionnels s’estompent, l’exclusion scolaire étant un facteur aggravant.

Le milieu criminogène (subi ou choisi), est décrit comme une culture souterraine de violence, dont les caractéristiques sont établies : absence des  » valeurs guides  » que sont le travail, l’amour, le respect, la famille et la solidarité ; individualisme forcené érigé en méthode ; matérialisme exacerbé, en corollaire ; modélisation de la fraude, de la tricherie et de la violence ; accès, faussement justifié, à la prospérité comme but suprême ; conditions économiques ou morales mettant les plus faibles en survie. Ces sous-cultures ne se développent pas seulement dans la précarité et la pauvreté, et le dopage sportif est une illustration, peu citée, d’une sous-culture  » riche « .

Par ailleurs, les médias véhiculent une violence esthétisée, sans conséquences réelles et visibles, où le bien et le mal ne sont plus clairement indiqués, où les victimes sont systématiquement occultées et  » aseptisées « . Dans ce domaine les jeux vidéos restent un modèle du genre.

Enfin, les flux migratoires des mineurs étrangers apportent aussi des particularités géographiques et ethniques et les différentes typologies de délinquances en sont nettement modifiées.

Ces sous-cultures sont le terreau des économies parallèles et de l’argent sale qui en découle.

III. Les régulateurs sociaux et leurs évolutions

Toute communauté démocratique est contrôlée par deux systèmes :

* Les lois et les peines, votées par les élus, et devant être respectées par tous.

* Les facteurs extra-pénaux du contrôle social. Ces derniers consolident le maillage social et l’autorégulation, voire l’autosurveillance des citoyens. Mouvements et associations de jeunesses, communautés religieuses, sports, culture et loisirs sont des exemples de ces facteurs de paix sociale, émanant des citoyens eux-mêmes. Bien entendu, l’école et la famille participent à ces régulations. Les échanges et les débats intercommunautaires doivent être favorisés dans un espace républicain.

L’influence parentale a un rôle fondamental et les modifications récentes des milieux familiaux provoquent des bouleversements considérables dans les comportements. L’influence des  » pairs  » devient capitale, voire prépondérante, et les familles monoparentales, pouvant rester éducatives, faussent le rôle, antique, du père. Le rapport avec les institutions est donc bouleversé, avec une désacralisation de la Loi et du sens social.

L’École de la République est en première ligne, et subit de plein fouet les violences qui dérivent de ces mutations. Devenue simple lieu de vie, où la transmission du savoir n’est plus le but principal, l’école voit l’incivilité se développer plus facilement qu’à l’époque du fameux sanctuaire culturel et républicain.

La Police agit et tente, malgré des obstacles procéduriers qui l’inhibent, d’obtenir des résultats. Le maillon faible se situe, principalement, au niveau d’une Justice qui n’a ni moyens suffisants, ni textes adaptés à la réalité de la délinquance en 2002, la loi du 15 juin 2000 venant annihiler la tâche des policiers de terrain.

IV. Les lois des mineurs

Il y en a deux :

* L’ordonnance du 2/2/1945, régissant la délinquance des mineurs

* La loi de 1958 concernant le mineur en danger.

La prévention et la répression doivent, impérativement, respecter les deux cadres juridiques.

L’ordonnance de 1945 fut souvent modifiée, mais jamais en profondeur. Son principe est admirable : privilégier l’Éducatif sur le Répressif ! Mais quel Éducatif et quel Répressif ? Il faut privilégier l’Éducatif selon le  » principe de réalité « , et non selon le  » principe de plaisir « . Le principe de réalité implique une punition à chaque transgression de règle. L’ordonnance n’a pas eu les moyens, ni la volonté, de cette politique.

Le mot « répressif » est mal choisi : c’est la punition éducative, non humiliante, proportionnelle à l’âge et à l’acte qui doit être le choix logique du magistrat. Là encore, il existe un hiatus entre réalité et théorie. De plus, le choix de l’Éducatif à tout prix a eu pour conséquence de faire passer les victimes et les actes commis au second plan.

Nous sommes dans le  » modèle de Protection « , focalisé uniquement sur le délinquant et opposé, philosophiquement, au  » modèle de Justice  » qui ne considère que l’acte délictuel. En effet le crime commis par un mineur de moins de 16 ans n’est pas jugé en cour d’assise. La procédure de flagrant délit d’un mineur n’existe pas, elle est remplacée par une étude psychologique refaite indéfiniment à chaque passage à l’acte.

La Justice des mineurs, secrète, floue et souvent orale, bafoue, certes au nom des bons sentiments, les principes du Droit : Ceux de Beccaria, préconisant la publicité des débats, l’origine législative des peines, leur proportionnalité et leur certitude selon les actes décrits par les textes en vigueur. En matière de crime, le huis clos est redouté par les victimes.

Le problème de la responsabilité pénale des mineurs est particulièrement épineux. Considéré comme  » irréfragablement  » irresponsable pénal, de la naissance à 13 ans, le mineur devient ensuite partiellement responsable, grâce à l’arrêt Laboube, avec une excuse de minorité absolue entre 13 et 16 ans, puis relative entre 16 et 18 ans.

Il faut modifier cette  » irresponsabilité purement pénale  » et fixer un âge plancher, l’âge de 10 ans restant un choix admis par beaucoup pour commencer à responsabiliser, tout en restant éducatif. Actuellement, nous agissons trop tard et avec un arsenal pénal inadapté.

L’ordonnance du 2/2/1945 reste une référence, si elle est appliquée à la lettre. Elle a connu des modifications en 1986, 1992, 1993, 1996 et 1998, mais celles-ci ne corrigent pas complètement les insuffisances. Il me semble qu’il y a des critiques à émettre : la suppression de la détention provisoire en matière correctionnelle pour les moins de 16 ans provoque plus de dérives qu’elle ne protège l’enfant coupable. Une détention aménagée pour les mineurs devient donc souhaitable.

Par ailleurs, en dehors des réponses pénales désuètes proposées aux primo délinquants, on punit encore des mineurs récidivistes avec l’échelle de peine des majeurs divisée par 2. La création d’une véritable échelle de peine adaptée aux mineurs permettrait de répondre bien plus tôt (donc, bien avant 13 ans), et d’une façon lisible et efficace, à toutes les transgressions, sans aboutir inexorablement à la prison par échec de l’échelle actuelle. Du rappel à la loi, jusqu’à la prison, en passant par la médiation-réparation et le Travail d’Intérêt Général, un arsenal de réponses judicieuses arrêterait la spirale infernale vers la récidive.

L’ordonnance de 1945 restant efficace pour 70 % des primo délinquants, il convient de travailler sur la multirécidive et les réponses possibles et constitutionnelles à y apporter. La solution de l’internat non carcéral semble logique : nous en avons parlé dès 1996. La contention physique momentanée des multirécidivistes mineurs dans des structures fermées spécifiques, non carcérales, contenant de 10 à 20 jeunes, permettrait un véritable travail psychologique individuel et une re-socialisation réelle. Ces internats, à créer, pourraient en revanche accueillir des interventions fréquentes de l’extérieur. Le travail en milieu ouvert pourrait succéder à un résultat mesurable sur la conscience civique du mineur délinquant.

D’autre part, le phénomène de la multirécidive découle de carences éducatives manifestes, de la part des parents comme de certaines institutions, devenues impuissantes. Parents et éducateurs en charge devraient pouvoir répondre de leurs erreurs éducatives et des négligences dont ils sont manifestement responsables.

Ajoutons que la mise sous tutelle des prestations sociales accordées à un mineur multirécidiviste doit être généralisée, lorsqu’il y a détournement d’utilisation des fonds alloués pour les parents.

Enfin, l’ordonnance du 2/2/1945 ignore les victimes et il conviendrait de prévoir pour eux une place plus valorisante dans la procédure.

V. La prévention

La prévention ne peut être qu’une coproduction de tous les acteurs sociaux et des collectivités locales dont ils dépendent.

La collecte des données criminologiques doit être parfaite, synchronisée et diffusée à tous les niveaux de décision. Le rôle des CCPD (Conseil Communal de Prévention de la Délinquance) est majeur et les CLS (Contrat Local de Sécurité) peuvent être alors les outils coordonnés par les Maires (cela serait idéal mais n’est pas encore le cas). L’État resterait garant de la légalité républicaine, de la Police et de la Justice.

La coordination des données et des actions nécessite une transversalité qui n’est pas encore dans les mœurs, mais qui pourrait exister entre communes, départements et régions. La prévention de nuit doit se préparer par des actions diurnes et les articulations entre services de police et services de prévention sont des nécessités incontournables.

L’action sur le tissu social ne doit pas être anarchique et les subventions doivent être validées après évaluation réaliste des résultats. A Marseille, nous bénéficions d’un tissu social particulièrement vivace et les phénomènes de bandes et de ghettoïsation sont moindres qu’ailleurs. Marseille reste une  » ville laboratoire  » en matière de prévention de la délinquance, puisque nous y observons, sans débordement, les délinquances classiques et celles, plus récentes, des flux migratoires incontrôlés.

L’urbanisme doit être pensé pour éviter la relégation de populations concentrées dans des cités où elles sont exclues du tissu social. La médiation, par l’intermédiaire d’ALMS (Agents Locaux de Médiation Sociale) parfaitement formés, vient s’inscrire dans une politique de liaison entre individus et institutions ou associations. Ces ALMS doivent s’appuyer sur un solide réseau des partenaires de terrain. Par ailleurs, une politique de formation et d’emploi des jeunes doit permettre l’insertion naturelle, mais elle est rarement mise en oeuvre.

La formation d’un jeune commence à la naissance, avec des phases bien connues des pédopsychiatres. La prévention individuelle n’existe pas encore, elle devrait commencer dès la naissance et continuer à l’aide d’observatoires pour enfants en danger de délinquance, travaillant dans les crèches, les maternelles et les écoles. La composition de ces observatoires serait pluripartenariale : institutionnelle et civile. Chez les plus jeunes, livrés à la rue, il convient d’établir des références positives et une occupation du temps extra scolaire par des animations.

Conclusion

 » Nul n’est censé ignorer la loi  » dit-on : l’accès précoce au Droit, l’instruction civique dès le plus jeune âge et l’incitation au respect et au dialogue républicain rendraient cette affirmation crédible. Le travail sur la Citoyenneté de la Jeunesse a donc beaucoup d’avenir. Le lien inter-humain, dans toutes ses composantes, doit être travaillé, avec la création de lieu d’expression et de débat entre communautés et institutions.

Rappelons que la source de la sécurité réside dans deux pricipes : « Force à la Loi » et « Respect des individus ».

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