Dossier Rencontres anuelles

Grand témoin – Yves Gonnord

Conférence donnée au cours de la session 2000 des Semaines sociales, « Travailler et vivre »

Yves Gonnord, président directeur de Fleury-Michon

Je suis venu témoigner sur la vie de l’entreprise ou plus exactement sur nos conceptions de nos responsabilités économiques et sociales de l’entreprise. Vous serez indulgents vis-à-vis de moi parce que je vais vous dire des choses simples, mais des choses vécues, des choses que vous connaissez. Donc, je ne vais rien vous apprendre. Mais simplement, je viens témoigner de mon expérience et de l’expérience de ceux qui travaillent avec moi au niveau de l’entreprise.

Je vais d’abord faire un peu de pub. Je vais vous présenter en trois mots Fleury-Michon. Fleury-Michon, c’est environ 400 millions d’euros. Je m’oblige à parler en euros maintenant, c’est-à-dire à peu près 2 milliards 800 millions de francs de chiffre d’affaires. Notre métier est un métier de traiteur, qui est axé de plus en plus vers les solutions repas, charcuterie, traiteur. Notre vocation, parce qu’on détermine au niveau de l’entreprise une vocation, c’est tout simplement de fournir des produits alimentaires sains, pratiques, bons et accessibles au plus grand nombre. Et enfin, Fleury-Michon, c’est un groupe d’à peu près 3.000 personnes, qui sont soudées autour d’un véritable projet d’entreprise, dont les bases sont claires: progrès économique et progrès social vont de pair. C’est tout ce qui détermine la base du projet d’entreprise, économique et social.

Il est clair qu’en venant vous parler de l’approche économique et sociale de Fleury-Michon, je ne suis pas venu pour convaincre. Je suis simplement venu pour vous dire ce qu’on fait, ce à quoi on croit, et témoigner d’une approche qui est réfléchie, qui est très volontariste dans l’entreprise, c’est-à-dire chez les salariés, les dirigeants, mais aussi les actionnaires, qui estiment que le progrès social fait partie intégrante de la vie de l’entreprise et que progrès social et progrès économique sont intimement liés.

Dans la plaquette qui présentait les journées, j’ai relevé entre autres cette phrase: « Nous ne pouvons disposer d’aucun lien sans le travail de ceux qui l’ont produit et mis à notre portée, et on ne peut répartir que ce qui a été produit grâce au travail de tous. » Quand il est écrit dans le projet de l’entreprise Fleury-Michon: « Progrès économique et progrès social sont liés », je pense qu’on dit à peu près la même chose.

Mais au-delà des grands mots et des grands discours, je vous propose de voir maintenant d’une manière concrète comment on a essayé ou comment on essaye d’appliquer dans les faits cette politique économique et sociale.

J’aborderai d’abord rapidement le volet économique, qui est la première fonction de l’entreprise et qui débouche ensuite sur la vocation sociale, dans un secteur agro-alimentaire qui a connu de grosses perturbations, et où bon nombre d’entreprises ont disparu face à l’évolution des modes de vie.

Comment Fleury-Michon a-t-il pu, non seulement se développer, mais même accélérer sa croissance depuis une vingtaine d’années ? Pour vous donner une idée de notre évolution, en 1980, il y a vingt ans – pour les tout jeunes, c’est loin, mais pour les vieux comme moi, c’est proche – 90% de notre business était axé sur l’abattage et la découpe de porc, sur la conserve de viande, sur le saucisson sec et sur la charcuterie, activités qui ont complètement disparu aujourd’hui. En moins de vingt ans, nous nous sommes désengagés de ces activités traditionnelles pour orienter résolument l’entreprise vers la charcuterie libre-service et aujourd’hui le traiteur libre-service, donc les plats cuisinés, les salades, les produits de la mer, tout simplement parce qu’ils sont très en phase avec les nouveaux modes de vie et les nouveaux modes de consommation.

Aujourd’hui, on va entamer le nouveau millénaire. Le groupe Fleury-Michon se trouve positionné sur des marchés en croissance, ce qui n’est pas évident. Mais c’est une chance pour une entreprise, et non seulement on se satisfait de ces marchés en croissance, mais déjà on a en test de nouveaux relais de croissance, en particulier à destination de la restauration hors domicile, qui devrait apporter un développement durable et, j’espère, rentable au groupe pour de nombreuses années.

Tout à l’heure, je crois que c’est Jean Kaspar qui disait que rien n’est dû au hasard. Cela pour vous dire que notre stratégie de développement, depuis toujours, a été tournée vers l’avenir, et cela m’amène à vous livrer, au crépuscule de ma vie professionnelle, une conviction de chef d’entreprise. Je pense que la première responsabilité d’un chef d’entreprise est d’abord d’assurer le développement de l’entreprise qui lui est confiée, et c’est seulement par un développement durable et un développement rentable qu’on peut alors assurer le progrès social. Voilà pour moi une conviction extrêmement forte.

Avant d’aborder le volet social de l’entreprise, je vais vous donner quelques indicateurs chiffrés, parce que tout ça, c’est du baratin au fond. Est-ce qu’il y a eu progrès économique au cours de ce grand virage ? Malgré le désengagement de 90% de notre business des années 80, notre chiffre d’affaires a été multiplié par quatre pratiquement en moins de vingt ans, puisqu’il est passé d’à peu près 700 millions de francs, sur des activités qui n’existent plus aujourd’hui, à près de 2 milliards 800 millions. Autre élément qui donne la mesure réelle de l’entreprise et de sa capacité d’autofinancement – ce que l’entreprise sécrète réellement comme richesses: la performance a été multipliée par 11 puisque notre caf qui était d’un peu plus de 10 millions de francs en 1980 dépasse aujourd’hui les 120 millions de francs. Conséquence heureuse – qui fait partie également de la vocation de l’entreprise: la création de 1.500 emplois nouveaux depuis 1980, dont 1.200 ces dernières années. Cela, bien entendu, grâce à un développement continu de nos ventes, mais aussi grâce à cette solidarité dont je vous ai parlé tout à l’heure entre les salariés, les dirigeants et les actionnaires, et un certain nombre d’accords d’entreprise qu’on a construits avec les partenaires sociaux et dont je vais vous donner maintenant quelques exemples.

Je vous disais au début de ce témoignage que notre projet d’entreprise, qui est un projet écrit, diffusé et connu par les salariés, repose essentiellement sur l’équilibre entre le développement économique et le progrès social. Il est certain que le développement de l’emploi local a toujours été l’un des moteurs forts, puissants, qui nous a poussés et qui nous pousse sans cesse à innover, à trouver de nouveaux produits et de nouveaux marchés. Cette volonté de développement de l’emploi local s’explique en très grande partie par le fait que Fleury-Michon est implanté dans une zone rurale et a une forte implantation locale.

Pour vous donner une idée de l’importance de Fleury-Michon, six de nos sept sites industriels ainsi que tous nos services administratifs et notre siège sont implantés en Vendée profonde – moi-même je suis un Vendéen pur porc de naissance -, dans un rayon de 30 kilomètres. Ce qui confère, vous vous en doutez, à Fleury-Michon une lourde, une sacrée responsabilité au niveau de l’emploi local. Il est certain que l’avenir de plusieurs milliers de personnes est suspendu à l’avenir de Fleury-Michon. Je n’ose imaginer ce qui se passerait si Fleury-Michon était en déclin. Et c’est justement parce qu’on ne veut pas de ce scénario que ça nous pousse aux fesses pour innover. On est condamné à se développer, condamné. C’est ça que je voulais vous faire sentir. C’est le moteur de notre développement, c’est le moteur de notre croissance. Et c’est ce qui a imprégné, et qui imprègne toujours, nos grandes décisions économiques. Innover, aller toujours de l’avant parce que l’entreprise ne pourra jamais s’arrêter.

Plutôt que de grands discours, je vais vous donner quelques exemples des innovations sociales qui ont accompagné nos innovations économiques. En 1982, notre productivité industrielle allait beaucoup plus vite que notre croissance des ventes. Nous allions inévitablement arriver devant une équation à résoudre qui était: qu’est-ce qu’on va faire ? Le chômage technique, les licenciements ? C’est alors qu’on a réfléchi avec les partenaires sociaux bien avant que ça se produise. Dès les années 80, on ne voulait pas remettre en cause cette politique industrielle parce que cela aurait remis en cause la vie de l’entreprise. On a imaginé avec les partenaires sociaux des solutions qui nous éviteraient de licencier.

C’est ainsi que, dès 1982, on a mis en place un accord de modulation d’horaires, permettant de faire des horaires de 32 à 42 heures. En même temps, en contrepartie, on a annualisé le temps de travail et on a amené une réduction du temps de travail de 39 heures à 37 heures 30. Cet accord qui, je vous le rappelle, était illégal à l’époque – il a fallu obtenir une dérogation du ministère du Travail – a été bénéfique pour les salariés, n’a pas été pénalisant pour l’entreprise et nous a permis de ne pas recourir au chômage technique, en reliant directement les heures travaillées à la charge de nos clients. En outre, cet accord a permis d’embaucher 70 personnes suite à la réduction du temps de travail.

Parallèlement, cet accord d’annualisation et de réduction du temps de travail a été accompagné par un accord de préretraite progressive pour les gens de plus de 55 ans qui le souhaiteraient. Or, en 1982, les pouvoirs publics ont mis en place les contrats de solidarité. 154 personnes qui avaient plus de 55 ans, ont dit: «Nous, on préfère partir en préretraite» – en touchant, je crois, à l’époque 80% de leur salaire. Ce qui a permis à 72 jeunes, qui étaient souvent leurs enfants ou leurs petits-enfants, de trouver un emploi dans l’entreprise, dans le cadre de ce contrat de solidarité.

Voici un autre exemple de notre souci de permettre aux personnes de concilier leur vie tout court et leur vie familiale avec le travail. En 1987, on a mis en place le travail à temps partiel, en particulier pour les femmes, pour qu’elles puissent faire face à leurs contraintes familiales ou aux horaires scolaires. Ça n’a pas été un petit travail, pour l’encadrement notamment, parce qu’il a fallu modifier l’organisation des ateliers. Mais ça a permis et ça permet toujours aujourd’hui à plus de 150 femmes d’avoir cet horaire aménagé en fonction des horaires scolaires ou de leur vie familiale.

En 1990 – je vous cite les principaux accords -, en complément de la participation financière légale qui avait été instituée par de Gaulle, on a signé avec les partenaires sociaux un accord d’intéressement financier supplémentaire lié à l’accroissement des résultats. On a déterminé quel était le niveau de résultats courants minimal pour que l’entreprise puisse avoir une performance normale. Au-delà de ces résultats, on a donc mis en place un intéressement.

En 1994, on a introduit une autre innovation sociale qui là aussi correspondait à une forte demande de la part des jeunes mamans. Il s’agissait du congé parental, avec versement d’une allocation et un engagement de réembaucher ces mères ou les pères qui souhaitaient prendre ce congé parental. Il y a eu un homme qui a décidé de prendre son congé pour s’occuper de son enfant.

En 1996, il y a eu un autre accord, pour répondre à un souci toujours fortement exprimé par les partenaires sociaux: le chômage local. Entre 1975 et 1997-1998, le taux de chômage est passé en Vendée, comme dans le reste de la France, de moins de 3% à 12% et même plus. Face à ce souci des partenaires sociaux, on a donc fait un nouvel accord de réduction de travail – puisqu’on était déjà à 37 heures 30. On est passé à 37 heures, et pour que ce soit financièrement supportable par l’entreprise, nous avons passé un accord avec les partenaires sociaux pour que la partie d’intéressement variable qui était liée aux résultats soit supprimée. On a pris le rythme dans l’entreprise en disant: «L’intéressement vous avait donné tel salaire l’année dernière. La réduction du temps de travail ne va pas vous pénaliser. On intègre l’intéressement parce qu’on fait le pari que notre croissance nous permettra dans les années qui viennent d’accroître le résultat.»

Et enfin, j’arrive au dernier accord important qui marque le volet social de l’entreprise, c’est l’accord de Robien que nous avons signé en novembre 1997. Je vais m’y attarder un peu parce que, quand on a abordé l’accord de Robien avec les partenaires sociaux, on ne l’a pas du tout abordé en accord de réduction du temps de travail. On l’a abordé en termes d’opportunité, pour l’entreprise et les salariés, d’aménager le temps de travail pour permettre à l’entreprise et aux salariés d’avoir une plus grande flexibilité dans le travail.

Je m’explique: on le sait – tous nos prix sont liés à cela -, il y a la nécessité d’aller très vite. On a des activités avec les salades maintenant qui sont très saisonnières. Il faut avoir une plus grande amplitude dans nos horaires. C’est le premier point. On a dit: «Il est important pour l’entreprise d’aborder ça en termes de flexibilité du temps de travail.» Trois règles de base ont été retenues, qui ont été signées par les partenaires sociaux avant qu’on discute et qu’on négocie l’accord de Robien. Et ces trois règles ont été signées par tous les syndicats, y compris la CGT, qui généralement ne signe jamais aucun accord – elle ne s’y oppose pas mais ne les signe pas. Et là, ces règles de base ont été signées.

Première règle: «Face à une concurrence de plus en plus réactive et à une forte saisonnalité de nos ventes, l’entreprise doit accroître sa modulation d’horaires et faire tourner plus longtemps ses équipements de production.» C’est à partir de cette première règle qu’on étudiera l’accord de Robien.

Deuxième règle: «L’entreprise doit renforcer ses performances économiques et le nouvel accord ne devra pas accroître les charges de l’entreprise.»

Et enfin troisième règle: «L’amélioration du fonctionnement de l’entreprise devra bénéficier aussi aux salariés et prendre en compte leurs aspirations.»

Comme il était évident que nous avions le souci de tous, de l’avenir, de la pérennité économique de l’entreprise et aussi le souci du volet social et de l’amélioration des conditions de vie de chacun, nous avons pu aboutir à un accord qui a été mis au vote des salariés, qui ont voté à plus de 85%. Je résume les grandes bases de cet accord. Les horaires ont été ramenés de 37 heures à 33 heures 30, la modulation des horaires, qui était de 32 heures à 42 heures, est passée de 21 heures à 42 heures, avec la possibilité pour l’entreprise d’aller à 46 heures dans un délai de 6 semaines maximum pour que l’entreprise puisse faire face à ses fortes variations saisonnières.

Résultat: aujourd’hui, le bilan est globalement positif pour les salariés et l’entreprise et, conséquence heureuse, 350 emplois nouveaux ont été créés suite à cet accord. L’année dernière, une enquête a été faite par l’encadrement et avec l’encadrement et les partenaires sociaux pour savoir ce qui marchait bien et ce qui ne marchait pas. On a modifié un certain nombre de choses. Actuellement, une enquête est en cours avec les partenaires sociaux auprès des salariés afin de recueillir leurs remarques et suggestions.

Pour moi, lorsqu’on est entré en bourse au mois de février, le fait que plus de deux salariés sur trois aient souscrit des actions Fleury-Michon – puisqu’on a couvert le capital à hauteur de 3% – démontre non seulement qu’il y a une forte confiance des salariés dans l’avenir de Fleury-Michon, mais aussi qu’ils adhèrent au projet économique et social de Fleury-Michon qu’ils connaissent; ils savent où ils vont et ils savent pourquoi on travaille.

Avant de terminer, je voudrais préciser bien entendu que ce développement équilibré entre progrès économique et progrès social n’aurait pas réussi s’il n’y avait pas eu la confiance réciproque qui existe depuis toujours chez Fleury-Michon entre les partenaires sociaux, et donc les salariés, les dirigeants, mais aussi les actionnaires.

En conclusion, je me permettrai de vous livrer l’une de mes convictions profondes, ancrée en moi depuis de très nombreuses années et qui m’a été inculquée par mes prédécesseurs, c’est que si le profit est un élément indispensable au développement et à la pérennité d’une entreprise, il ne peut plus et il ne doit pas être le seul indicateur de la performance des entreprises et de leurs dirigeants.

Je suis absolument convaincu, et mon expérience chez Fleury-Michon en est une petite démonstration, que la prise en compte des facteurs humains est et sera de plus en plus importante dans la réussite et la pérennité des entreprises. Il y a d’ailleurs une chose qui me réjouit, c’est l’apparition, nouvelle en France, des fonds éthiques, qui prennent en compte maintenant la politique humaine d’une entreprise, pas au même titre, mais parallèlement aux performances financières. Ça me réjouit et ça me renforce dans mes convictions.

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