Dossier Rencontres anuelles

La foi au Christ :  transmettre l’intransmissible

Par Christoph Theobald

Conférence donnée au cours de la session 2005 des Semaines Sociales de France, « Transmettre, partager des valeurs, susciter des libertés »

CHRISTOPH THEOBALD, jésuite et théologien.

Et si nous nous demandions ce que Jésus de Nazareth, le Christ, peut nous apprendre de la transmission de la vie et de la foi ! Au lieu de nous lamenter sur la panne de transmission au sein de nos sociétés européennes et dans l’Église, regardons tout simplement l’extraordinaire savoir-faire du Nazaréen, son art de pédagogue, tel que les récits évangéliques le mettent en scène. Trop souvent nous nous laissons paralyser par la complexité du message chrétien. Nous sommes découragés par ces jeux de piste que sont nos grands catéchismes où il est tout aussi difficile de s’orienter que dans les gares parisiennes lorsque l’on est étranger ! Or, à ouvrir les Évangiles, nous découvrons un homme, certes aux prises avec la complexité souvent dramatique de la vie, mais capable de toucher immédiatement le point essentiel chez ceux qu’il rencontre : l’endroit mystérieux où peuvent se libérer des énergies de vie insoupçonnées. C’est ce qu’il montre à son entourage, y suscitant, sans beaucoup de paroles, le désir d’acquérir un même doigté, une même délicatesse, dans l’approche de l’existence humaine. Regardons donc de plus près.

Que nous apprend le « passeur » de Galilée ?

Il n’y a pas de vie humaine sans foi

Jésus nous apprend d’abord et avant tout qu’il n’y a pas de vie humaine sans foi. Comprenons bien ce mot si galvaudé de ‘foi’ et ne pensons pas trop vite au Credo de Nicée-Constantinople ni même à des enseignements proprement chrétiens. Pensons à l’acte élémentaire de confiance que nous posons tous les jours pour pouvoir vivre : la vie mérite-t-elle d’être vécue ? Tient-elle sa promesse ? Rien ne le garantit d’avance. Pour vivre, il n’y a pas d’autre chemin que de faire crédit !

On entend ce langage élémentaire de la foi traverser tous les domaines de notre existence. Croyance et créance sont étymologiquement voisines. Faire crédit, éprouver la fiabilité, se fier à quelqu’un : tout cela est nécessaire dans le monde financier et économique comme dans nos relations les plus intimes, et pas uniquement dans la sphère religieuse. L’ensemble de nos échanges, voire toute notre vie en société, est fondé sur une confiance inaugurale ou initiale.

Et c’est ce qui caractérise l’homme. Les anthropologues nous l’apprennent : à la différence de l’animal, l’être humain est radicalement inachevé quand il naît et il le reste tout au long de son existence. Cet inachèvement constitutif fait appel à sa capacité à faire confiance en la vie, à y croire. Mais il doit passer chaque fois un seuil quand il laisse la peur devant l’inconnu céder la place au simple courage d’être et de vivre. Toutes les cultures le savent en accompagnant ces passages décisifs par leurs rites d’initiation.

Ces seuils, personne ne peut les franchir seul. Pour chacun de nous, ces nouvelles naissances supposent déjà des relations, parentales ou autres, qui nous précèdent : nous sommes réellement engendrés à faire confiance, par d’autres qui nous ont fait confiance, sans toutefois que la responsabilité de notre propre décision de croire ou de ne pas croire en la vie puisse nous être enlevée. Qui ne se souvient d’avoir entendu une parole décisive d’un autre ou d’avoir vu dans son regard bienveillant la possibilité de faire soi-même le pas qui coûte ! À certaines étapes de notre existence, il nous paraît suffisant de vivre sur la vitesse acquise ; mais à des moments de passage ou de crise, l’acte de foi inaugural en la vie doit être réactivé. Dans ces situations, nous avons vraiment besoin de personnes capables de susciter la foi ou de la ressusciter. Nous avons besoin de passeurs.

C’est alors que nous découvrons que le passeur de Galilée s’intéresse d’abord et avant tout à cette foi comme unique source de vie. « C’est ta foi qui t’a sauvé », dit-il à tant d’hommes et de femmes rencontrés en situation de nécessité – celle qui depuis douze ans souffre d’hémorragies, les porteurs du paralytique, le centurion attaché à son esclave malade et sur le point de mourir etc. Jésus nous apprend ainsi qu’il n’y a pas de vie humaine sans foi.

La difficulté de croire en la vie

Mais puisque la vie n’est pas facile, il n’est pas non plus aisé d’y croire. Le mal sous toutes ses formes la traverse ; nous venons de le voir : la maladie, le malheur qui tombe sur quelqu’un de manière inattendue, les échecs et les séparations de toutes sortes, le mal-être – ce qui se passe dans certaines banlieues en est une manifestation terriblement inquiétante. Le mal, ce sont aussi nos résistances les plus profondes à la vie, enfouies dans notre inconscient, voire les forces de mort qui peuvent nous habiter. Mon existence tient-elle sa promesse ? Et quelle promesse ? Tous, nous connaissons ces délibérations intérieures, plus ou moins furtives : pesées secrètes, sur une balance intérieure, de nos expériences positives, de nos problèmes et de nos douleurs. Qu’est-ce qui a du poids ? Mon existence toute entière a-t-elle du poids ? Pour qui d’autre que moi ? Et, finalement, que vaut-elle devant ma propre conscience ?

Les Écritures, le livre de Job ou l’épître aux Romains, relatent cette estimation élémentaire de toute vie. Et il n’est pas sans importance que Jésus de Nazareth commence son ministère en Galilée par la rencontre de ceux qui ont toutes les raisons du monde d’être désespérés, ceux pour qui la foi est un acte difficile, voire impossible, tant les perspectives de la vie sont bouchées et leur balance négative.

L’impossibilité de croire à la place d’un autre

Mais Jésus sait encore – et c’est une troisième leçon apprise en sa compagnie – que personne ne peut croire en la vie à la place d’un autre. Certes, une parole extérieure, parole parentale ou parole de « passeur », est absolument nécessaire pour accéder à cette « foi » – cela a été souligné et j’y reviendrai – ; mais à quoi servirait une telle parole si elle ne réussissait pas à me convaincre. Ne dois-je pas m’entendre murmurer à moi-même : oui, c’est vrai, la vie vaut la peine d’être vécue, j’y crois. Le terme de « con-viction » dit bien qu’il s’agit là d’une victoire sur tous les messages négatifs qui traversent une existence – victoire qui nécessite le concours d’autres personnes comme le suggère le mot « con-viction » mais victoire aussi que personne d’autre ne peut remporter à ma place.

Notons le bien : nous nous sommes progressivement approchés du mystère d’un intransmissible ou, dit positivement, d’un miracle permanent, toujours aussi attendu que surprenant, et qui ne cesse de se reproduire devant nos yeux chaque fois qu’un enfant commence sa trajectoire. Rien ne garantit qu’il prendra un jour la liberté de croire en la vie, de transformer le caractère inachevé de son existence en tâche, se laissant former – non pas dresser mais initier à donner lui-même librement forme à sa vie. Nous comprenons à quel point la réussite de ce processus est miraculeuse quand nous rencontrons des personnes ou des groupes, voire des sociétés entières, qui n’arrivent plus à faire confiance en l’avenir. Le suicide d’un proche nous laisse totalement démunis : subitement nous découvrons que le courage de vivre et de croire en la vie a sa source ultime en chacun, là où personne ne peut se substituer à un autre.

Pardonnez-moi si j’insiste. L’inquiétude générale par rapport à la transmission ne doit pas nous faire oublier cette vérité élémentaire : le jaillissement de la foi en la vie est intransmissible. Cette loi oppose une barrière infranchissable à toute stratégie volontariste de transmission mais nous libère aussi pour l’essentiel. Jésus de Nazareth le sait bien ; jamais il ne dit à quelqu’un : « je t’ai sauvé », mais « ta foi t’a sauvé ».

L’engendrement de la foi par le Nazaréen

Tout en connaissant et reconnaissant cette limite absolue qu’est le mystère de l’autre, le Nazaréen parvient à engendrer, en ceux qui s’y prêtent, la foi en la vie. Je dis bien engendrer la foi comme on engendre la vie. Les deux sont intimement liés parce qu’on ne peut transmettre la vie sans transmettre la foi en la vie. Il n’y aucune démission quand Jésus reconnaît l’inaliénable secret de l’autre ! Au contraire, entendons bien le caractère paradoxal de ce qu’il dit à celles et ceux qu’il rencontre sur le chemin : « Ma fille, mon fils, c’est ta foi qui t’a sauvé » . Parole paradoxale qui, tout en suscitant ou ressuscitant la foi d’autrui, avoue en même temps que celle-ci est déjà à l’œuvre en lui.

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