Dossier Rencontres anuelles

Rôle et place des religions dans la société

Par Régina Azria, Mustapha Chérif et Paul Valadier

Conférence donnée au cours de la session 2008 des Semaines Sociales

de France, « Les religions, menace ou espoir pour nos sociétés ? »

Table ronde animée par Henri Tincq, journaliste et présidée par Anne-Sophie de Quercize, membre du conseil des Semaines sociales.

Régine Azria, docteur en sociologie, chercheur au CNRS dans le cadre du Centre d’Étude Interdisciplinaire des Faits Religieux de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,

Mustapha Chérif, universitaire algérien, philosophe et islamologue,

Paul Valadier, jésuite, professeur de philosophie morale et politique au Centre Sèvres.

Introduction – Henri Tincq

Vingt-cinq ans d’expérience journalistique consacré aux phénomènes religieux m’ont permis de mesurer la formidable mutation du paysage religieux de la France, plus généralement de l’Europe. En vingt-cinq ans, la communauté juive, qui fut longtemps à très forte majorité ashkénaze, bien intégrée, en voie même d’assimilation à la société française, a connu une revitalisation considérable, en termes de visibilité, de participation aux débats publics, de construction d’écoles, de synagogues, d’extension de pratiques rituelles, alimentaires ou la pratique des fêtes et du shabbat. Soit un vrai bouleversement que les spécialistes font remonter aux années 60 et au retour des juifs sépharades d’Afrique du Nord, à la foi plus démonstrative.

En vingt-cinq aussi, les Églises ont aussi subi des changements considérables. Elles aussi se montrent plus visibles, interviennent plus régulièrement dans les débats sociaux ou éthiques. Devenus minoritaires, les chrétiens sont plus décomplexés, affirment plus tranquillement leur foi – on l’a vu lors des JMJ de 1997 et, plus près, lors de la visite de Benoît XVI en France. Chez les protestants aussi, la branche évangélique, plus démonstrative, est désormais majoritaire. Elle a dépassé – en chiffres et en influence – ce vieux protestantisme luthéro-réformé qui fut longtemps le noyau dur du protestantisme français mais est aujourd’hui en perte de vitesse, comme il l’est en Allemagne, dans les pays scandinaves, dans des pays de l’Est – je pense en particulier à la Hongrie.

Mais, en vingt-cinq ans, c’est surtout dans la population musulmane que la mutation a été la plus brutale, radicale. Quand je travaillais à La Croix à la fin des années 70, on donnait encore le chiffre d’un million de musulmans. Aujourd’hui, ils seraient au moins 5 millions, même si, vous le savez, il y a un vrai problème de définition du « musulman ». Changement démographique, mais changement aussi sur le fond. L’islam des premières générations d’immigrés était vécu comme un « islam d’exilés », d’immigrés venus travailler en France, peu intégrés, et ne rêvant que de rentrer au pays pour retrouver la terre et la religion de leurs pères. Un jour, un bon vieux musulman m’a dit : « Pour moi, l’islam, c’est le fossé qui sépare Marseille et Tanger ». Aujourd’hui, bien sûr, c’en est fini de cet islam vécu comme un déchirement et un exil. Il se vit, s’exprime, se transmet largement sur le territoire français. Des besoins religieux, communautaires se font toujours plus pressants, parfois confondus avec des formes d’« intégrismes », ce qui est injuste. Plus ou moins adroitement, les gouvernements successifs, de droite et de gauche, ont dû traiter avec une communauté divisée, dispersée par ses origines nationales, ses sensibilités, des questions de la construction de lieux de prières, du voile à l’école, de la formation des imams, de la représentation et de l’organisation de cette communauté. Vous le savez, tous ces débats sont loin d’être réglés.

Telle est, à gros traits, la nouvelle scène religieuse française et, pour une part, européenne. Il faudrait aussi parler du bouddhisme : au mois d’août, j’ai suivi la dernière visite du dalaï-lama en France et j’ai pu à nouveau mesurer l’intérêt qu’il suscite, outre le sort tragique du Tibet, y compris dans les milieux chrétiens. En vingt-cinq ans, le cadre politique, juridique, dans lequel s’expriment ces religions en mutation n’a pas changé ou presque posant régulièrement la question de l’intervention des religions dans l’espace public, de l’avenir de la laïcité, de l’introduction de programmes religieux dans l’espace scolaire public. Des incompréhensions, des crispations s’en suivent, qu’on traduit souvent par le mot lourd de sens et imparfait de « communautarismes ».

Nos intervenants reprendront ces questions. Car la « laïcité » est en débat. Cette notion renvoie en Europe à une sorte d’exception française, assez indéfinissable, voire même incompréhensible pour beaucoup de nos voisins européens qui ne connaissent pas bien notre histoire nationale depuis au moins la Révolution française. Une partie de l’Europe, celle qui veut secouer la tutelle des Églises – en Espagne, en Italie, dans certains pays de l’Est – nous envie cette laïcité. À d’autres, pour des raisons plus ou moins obscures, ce mot fait encore très peur. En France, l’Église catholique, qui a combattu la loi de Séparation de 1905, non seulement en a pris aujourd’hui son parti, mais en mesure chaque jour davantage les avantages en termes de liberté, d’indépendance financière et politique. Pour les juifs ou pour les protestants, la laïcité est historiquement liée à leur reconnaissance dans la société et ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Pour les musulmans, la situation est très différente. Ils n’étaient pas en France en 1905 et le procès qui leur est fait dans la société laïcisée, sécularisée est précisément qu’une religion comme l’islam n’est pas spontanément, naturellement soluble dans la République laïque. Et pourtant, chacun pressent, plus ou moins – et je sais que notre ami Mustapha Chérif, que je connais depuis longtemps, est de ceux-là – que l’Europe, que la France pourraient, dans une sorte de vision idéale, servir de modèle à une sorte de redéfinition, d’intégration de l’islam dans des espaces non-européens, arabes, asiatiques, turcs, africains, là où la question de la séparation du politique et de la religion, du temporel et du spirituel est très loin d’être réglée. Et c’est un euphémisme de le dire.

Dans cette perspective du « vivre ensemble » qui anime cette session des Semaines sociales, loin des crispations, des intégrismes, quelle peut-être la contribution de chaque religion, son originalité propre par rapport aux questions qui viennent d’être soulevées ? Que veut dire M. Sarkozy quand il parle de « laïcité positive » ? Ajouter un qualificatif à ce mot, n’est-ce pas déjà un peu le trahir, comme le craignent les laïcs purs et durs ? Qu’est ce qu’une laïcité qui ne serait plus qu’un « laïcisme », méfiant à l’égard de toute expression de la religion dans l’espace public et qui voudrait renvoyer la religion au seul espace strictement personnel et privé ? Surtout, quelles sont les avancées possibles pour demain ? Comment passer, comme dit Régis Debray, d’une « laïcité d’ignorance » à une « laïcité d’intelligence » ? Ample matière pour notre table ronde.

REGINE AZRIA

Les plus récents

Voir plus