Dossier Rencontres anuelles

Croire un monde plus juste : illusion ou espérance?

Par JEAN-BAPTISTE DE FOUCAULD

Conférence donnée au cours de la session 2006 des Semaines Sociales de France, « Qu’est-ce qu’une société juste ? »

Comment répondre, ou tenter de répondre, de manière claire à cette question si large et si difficile, après plus de deux jours de débat qui ont mis en évidence toute la complexité, toute la richesse aussi, de la problématique de la justice ? Et cela dans le contexte particulier de la France en cette fin 2006. La réponse est sans doute dans le titre même : la croyance en un monde plus juste n’est pas une illusion, c’est une espérance. Une espérance, c’est-à-dire que ce n’est pas ou pas encore une réalité, peut-être pas même une certitude, mais une promesse et donc une possibilité qu’il nous revient de mettre en œuvre en nous engageant.

Mais comment faire, précisément, pour que l’espérance de la justice se rapproche de la réalité, pour que l’écart se réduise ? C’est sur cette manière de répondre plus concrètement à la question que j’aimerais centrer cet exposé, à partir de l’expérience et de la recherche qui sont les miennes, qui ne recoupent qu’une partie de la réalité et qui conditionnent par conséquent mon regard, ce qu’il importe de ne jamais oublier – première condition peut-être pour une société plus juste .

Je vous propose une réflexion en cinq temps :

– D’abord, quelles leçons tirer du passé ? L’espérance a-t-elle été déçue ? Le monde est-il devenu moins injuste ?

– Ensuite, que nous disent aujourd’hui les textes, plus particulièrement l’Évangile, tant aux croyants qu’aux non-croyants ?

– Ainsi mieux armés, nous pourrons, troisième temps, identifier le cahier des charges à respecter pour surmonter les obstacles qui s’opposent à l’advenue d’un monde plus juste.

– Cela doit déboucher, quatrième temps, sur un nouvel élan, de nouvelles valeurs, de nouvelles méthodes pour construire progressivement un modèle de développement plus juste.

– Appliquons-les en commençant tout de suite, ici, en France, en nous attaquant en priorité à la question du chômage et de l’exclusion, préalable à toute la transition vers une société plus juste.

L’évolution passée justifie-t-elle l’espérance d’un monde plus juste ?

Il faudrait de longs développements pour tenter de répondre à cette question. Contentons-nous de quelques constatations très rapides. Le progrès technique, économique, social est général : la hausse de l’espérance de vie qui a fait reculer la fatalité de la nature en témoigne par elle-même. Le progrès est inégal. Point n’est besoin de développer ce point. On a globalement diminué la misère, mais pas nécessairement les inégalités. Le progrès est réversible, cela pour deux raisons : d’une part, la démocratie n’est jamais un état stable, elle doit se valider à chaque génération, car elle accepte la présence de ses ennemis en son sein (cf. l’expérience de l’entre-deux guerres) ; d’autre part, l’effondrement, le déclin économique, sont possibles (cf. l’Argentine). Le progrès a presque toujours des effets pervers, négatifs, iatrogènes comme l’on dit, d’une façon ou d’une autre. Ces effets négatifs semblent aujourd’hui croissants, du fait de l’épuisement des ressources naturelles et de l’effet de serre. Le passé n’est pas désespérant. Il permet raisonnablement d’espérer. Mais espérance n’est pas naïveté. L’espérance exige la vigilance, le discernement, l’engagement, particulièrement aujourd’hui. Nous avons accru nos richesses, fait reculer la misère, la dépendance vis-à-vis de la nature, cela ne veut pas dire que nous avons établi la justice. Ne les confondons pas !

Que dit l’Évangile, aux croyants comme aux non croyants ?

On ne trouvera pas dans les évangiles les critères d’une société juste. Les évangiles n’organisent pas la justice, ne la codifient pas, ne la concrétisent pas dans des institutions ou dans une mécanique sociale bien huilée. Pourtant la question de la justice est omniprésente sous forme de promesse, et elle est l’objet de multiples messages pour la société. J’en distingue cinq qui me paraissent essentiels et qui se juxtaposent :

Un principe de prudence

Un appel à la sagesse collective, à l’acceptation de la présence de l’injustice et du mal : la parabole du bon grain et l’ivraie. Vouloir éradiquer le mal par la force, avant que les temps ne soient venus, c’est aggraver le mal et non le réduire. On ne saurait mieux valider les régimes démocratiques qui, à l’encontre des totalitarismes, acceptent de vivre avec les personnes humaines ou les institutions telles qu’elles sont, respectent leur liberté et leurs imperfections, et s’exposent de ce fait à l’injustice, à l’inégalité, à l’exclusion. Mais accepter n’est pas se résigner.

L’affirmation de la Présence divine au cœur même de l’injustice

C’est le fameux texte de Matthieu 25, 4 : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » À ce point de l’Évangile, il y a parfaite superposition entre l’immanence et la transcendance, entre le Monde et le Royaume. Comme si ceux qui sont privés de la carapace protectrice de l’avoir avaient en quelque sorte leur être plus proche de l’Être lui-même, au point d’y participer mieux. Cette vision de la Présence manifestée dans l’injustice fonde spirituellement le principe d’égale dignité, consacré dans son ordre propre par la démocratie.

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