Dossier Rencontres anuelles

Ce qui donne la force de vivre peut-il se transmettre?

Par Maurice Bellet

Conférence donnée au cours de la session 2005 des Semaines Sociales de France, « Transmettre, partager des valeurs, susciter des libertés »

Maurice Bellet, philosophe et théologien

Qu’avons-nous à transmettre ?

Ce que nous avons à transmettre, c’est la vie.

C’est pourquoi, il convient que nous soyons des vivants.

C’est déjà vrai, absolument, quant au corps. Il n’y a d’humanité après nous que si des enfants naissent. Et tout être vivant qui sort du ventre d’une femme, nous devons le considérer comme être humain. Sinon, qui oserait en décider ?

Mais l’être humain, une fois né, doit pourtant naître encore à son humanité. Et là, ce sont les humains autour de lui qui ont la tâche, au vrai effrayante, de l’introduire à ce que peut être une vie humaine.

Affaire de pédagogie, de bonnes méthodes éducatives, de judicieux programmes ? Sans doute. Mais tout cela est second, absolument second, par rapport à la question primordiale : qu’est-ce qui fait notre propre vie, qu’est-ce qui lui donne goût et force ? Et de telle façon qu’elle veuille, du dedans, se transmettre, qu’elle soit puissance d’engendrement, désir de création, de fécondité ?

Dirons-nous : ce que nous avons à transmettre, c’est tout ce qui fait notre culture, si prodigieusement développée et diversifiée ? Quel contraste avec les âges d’autrefois ! Il ne faut pas les mépriser, sans doute ; et l’étude de l’archaïque comme de l’exotique fait justement partie de notre trésor. Belle immensité du savoir ! Puissance inouïe de nos techniques ! Et tout s’amplifie et s’accélère.

Bien sûr, ce n’est pas sans poser quelques problèmes. Dont celui-ci : impossible aujourd’hui d’avoir cette culture encyclopédique dont rêvait le 18e siècle. Je défie qui que ce soit d’être réellement compétent à la fois en physique quantique, en histoire des origines chrétiennes (hébreu, grec et syriaque à l’appui), en biologie, en direction d’orchestre, en vulcanologie, et d’être grand lecteur de Platon, Aristote, Hegel et Heidegger – dans le texte. Il faut choisir. Savoir un peu de tout sur tout, à la française, comme disait Montaigne, c’est vraiment se condamner au superficiel. Il n’est de compétence que du spécialiste ; et encore, très limitée…

Banalité ? Mais il faut en peser la conséquence. Si ce que nous avons à transmettre, c’est ce qui donne de pouvoir humainement vivre, alors ce n’est pas, sans plus de précision, le savoir : trop partiel, trop dispersé.

Reste qu’il faut bien transmettre certaines connaissances fondamentales, celles qui, en amont de toute spécialité, permettront d’entrer en l’une ou l’autre ; à commencer par le langage. Que ce soit telle et telle langue ou cette langue universelle qu’est la mathématique.

C’est vrai. Et l’on aurait grand tort de l’oublier. Apprendre est, pour l’homme, de première nécessité. Et, à travers telles techniques et tels savoirs, apprendre à apprendre, apprendre à penser. Et cela ne se fait que par un travail, et un travail conduit par ceux qui précèdent le jeune être humain sur les chemins escarpés de la science dont parlait Karl Marx.

Ce langage-ci n’est peut-être pas à la mode. Mais les modes passent plus vite que les dégâts qu’elles causent. On peut alors penser que, si cet effort est consenti, demeure possible l’accès à ce qui, malgré la dispersion des traditions, des sciences, des arts, mérite encore le nom de culture, au sens à la fois noble et large.

La culture ne protège pas de la barbarie

Toutefois, s’annonce une difficulté telle qu’elle ébranle tous les optimismes. La voici, telle que l’a formulée George Steiner : la culture ne protège pas de la barbarie. Il y avait, chez les nazis, de bons musiciens, d’excellents scientifiques, des médecins compétents. Et il se trouve, aujourd’hui même, d’éminents spécialistes dont l’inhumanité est elle aussi éminente : incapables d’écouter et d’entendre, féroces envers leurs proches, manipulateurs, avides de pouvoir et d’argent, apprentis sorciers que la fabrication du pire n’effraie pas, si elle leur donne les joies de la découverte et des moyens de réussite.

La culture ne protège pas de la barbarie. Terrible verdict. Il pourrait donc y avoir une humanité cultivée, en effet, éprise de science et d’art, et peut-être même ayant du goût pour la religion et les antiques sagesses, et au cœur de laquelle il y aurait comme un trou noir, une vertigineuse absence. Cette humanité aurait tout, jouirait de tout et pourtant, il lui manquerait… manquerait quoi ?

– 2 –

Aux portes de l’abîme

Je sais : on peut me traiter de pessimiste, d’être un de ces amateurs de vision noire, dont les descriptions apocalyptiques restent, en fin de compte, des jeux de l’esprit et du racolage de lecteurs (c’est ce qu’on en dit).

Il y a, dans l’humanité actuelle, bien autre chose qu’un savoir clos sur soi et qu’une culture équivoque. Il y a de l’humain en l’homme ! L’humain de l’humain n’a pas disparu ; il vit et se transmet, et fait que parmi les jeunes générations il y a autant d’espoir de vie, de vie humaine, que naguère ou autrefois.

J’espère. J’espère bien.

Mais qu’est-ce que cet étrange « plus » où se donne le plus-que-nécessaire, le ce-sans quoi l’humanité se défait en l’homme et s’ouvre la porte de l’abîme où vont régner le crime, la folie, la destruction ? Et nous savons – oh, nous savons – que cet abîme peut s’ouvrir. Il n’est pas si loin, en amont de nous, ce temps où l’Europe, longtemps si fière de son progrès, s’est effondrée dans la nuit – Nacht und Nebel – du grand meurtre suicidaire.

Et rien – croyons-le, je vous en prie – rien ne nous garantit que la porte de l’abîme est fermée et verrouillée pour l’éternité. Il ne manque pas de gens avertis pour nous avertir en effet que le train où va le monde risque bien de nous mener vers un mur ou vers un trou, et il y a assez de symptômes de la fragilité de ce monde actuel pour s’en inquiéter. C’est au point qu’on peut se dire que la tâche urgente parmi les urgentes, c’est d’aider des hommes et des femmes à se faire prêts à supporter les chocs les plus durs, à traverser sans s’effondrer une crise dont l’ampleur nous est encore inconcevable.

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