Dossier Rencontres anuelles

Transgression des règles et crise des institutions

Par Denis Salas

Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France, « La violence, Comment vivre ensemble ? »

Séance présidée par Robert Rochefort, directeur du CREDOC, vice président des Semaines Sociales de France.

DENIS SALAS, magistrat, professeur à l’Ecole nationale de la magistrature.

Introduction

Toute une culture criminologique nous a habitués à regarder la violence du côté des auteurs et de leurs actes. Sous cet angle, la double question posée par le crime est de savoir ce qui est juridiquement incriminé et qui est puni. Durkheim ne fondait-il pas sa sociologie du droit sur les textes en vigueur dans une société ? Il en résulte une relativité des normes orientées selon les rapports de force ou de puissance propres à une société donnée. On y reconnaît le thème de la « gestion des illégalismes » cher à Foucault qui fait évoluer tantôt à la hausse, tantôt à la baisse les interdits en fonction des intérêts dominants. Pourtant, si l’on suit le même Durkheim, cet aspect arbitraire des normes n’est qu’apparent, du moins si l’on accepte de se situer dans les sociétés démocratiques. Qu’observe-t-il, en effet ? Dans ce type de société, un bloc de valeurs liées à la protection de la personne humaine forme un socle de références communes. « Il pouvait paraître tout naturel d’immoler sans réserve la dignité humaine du coupable à la majesté divine outragée. Au contraire, il y a une véritable et irrémédiable contradiction à venger la dignité de la personne humaine offensée dans la personne de la victime en la violant dans la personne du coupable  » 1. Autrement dit, dans une société démocratique où chacun vit (à l’inverse des sociétés hiérarchisées) son rapport à autrui dans la similitude des conditions, les peines ne peuvent que s’atténuer. Cette grille de lecture produit une culture du crime qui consiste à humaniser la punition, à mesurer la loi à l’aune des cas particuliers, bref à comprendre avant de punir. Au nom de cet impératif est née la passion du XIXème siècle pour tous les savoirs médicaux et psychiatriques capables d’individualiser la peine. La justice pénale puisera longtemps dans cette culture le sens même de son intervention et ses valeurs les mieux partagées.

Qu’en est-il de cet héritage aujourd’hui ? Dans le sens de Durkheim, on peut aujourd’hui constater que la peine de mort a disparu de notre droit, du moins sur le continent européen. En revanche, l’échelle des peines suit un mouvement ascendant et répond à une demande sécuritaire accrue. L’inflation carcérale vient de la pénalisation des lois, de l’afflux des procédures qui s’en suivent et de la lourdeur des peines prononcées. Les murs de la prison restent plus que jamais l’horizon de nos réponses à la violence. L’irruption du terrorisme renforce la pression de la volonté punitive. Mais, au fond, ce mouvement de pénalisation semble bien se fonder sur une conscience plus aiguë des conséquences humainement dévastatrices de la violence. On se souvient, par exemple, de la justification par Robert Badinter du nouveau Code pénal de 1994 : au-delà de la dimension punitive de ce code, ce qui l’emportait de loin était, à ses yeux, sa valeur expressive de défense de la personne humaine.

Conséquence immédiate mais de longue portée : nous vivons un essoufflement de l’idée de réhabilitation. Dans toutes les sociétés démocratiques, depuis les années 1980, ce qui justifie in fine la réaction sociale aux violences est la lutte contre l’insécurité et la protection due aux victimes. Nous redécouvrons une violence qui a une toute autre amplitude. Elle ne rayonne plus à partir de l’acte d’un auteur dont il faut déchiffrer le mystère. Elle est produite par les innombrables conséquences entraînées dans son sillage. Du coup, elle ne se pense ni ne s’évalue plus guère à partir de l’expertise du criminel. La violence est dans la peur qu’elle nous inspire, l’insécurité qu’elle répand et les traumatismes dont elle afflige les victimes. Et peut-être plus encore dans les risques qu’elle nous fait courir. Nous découvrons que ses dommages sont sans commune mesure avec la faute qui les a générés. C’est dans les blessures (réelles ou imaginaires, du reste) que nous trouvons nos grilles de lecture les plus solides. Beaucoup moins dans le sens improbable d’un acte puisé dans ses causalités opaques. Faut-il parler pour autant d’oubli, voire d’indifférence à l’égard de l’auteur ? Pas totalement fort heureusement. Mais on sent bien que la demande de protection fait passer au second plan le souci de réhabilitation. Bref, nous ne savons plus punir car nos références se déplacent, s’éloignent du sujet criminel, se diluent dans une émotion collective magnétisée par le spectacle des violences subies.

Notre approche de la violence en est fortement infléchie. Habituellement vue du côté du crime ou du criminel, voici qu’elle s’oriente du côté des victimes collectives, individuelles, réelles ou supposées, ce qui désoriente les savoirs professionnels. Tout se passe comme si le corps et l’âme du criminel devenaient plus lointains. De quel poids pèsent ses misérables secrets face au mal subi par les victimes ? Pourquoi se pencher autant sur le sort d’un auteur quand les souffrances qu’il provoque sont insondables ? La seule question qui compte vraiment est de savoir comment réparer le mal subi. Pour en mesurer l’effet de rupture et les perspectives, il faut bien comprendre la culture qui en procède, les déchirements dont elle fut le théâtre, les béances qui en sont désormais constitutives .

1. E. Durkheim,  » Deux lois de l’évolution pénale « , Année sociologique, 1899-1900, p. 268.

[Retrouvez l’intégralité de cette conférence dans les actes de la session 2002 aux éditions Bayard, disponibles en librairie]

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