Dossier Rencontres anuelles

Synthèse de la session 2002

Par JEAN FLORY

Synthèse de la session 2002 des Semaines Sociales de France, « La violence, Comment vivre ensemble ? »

SOMMAIRE

I. La violence dans tous ses états

II. Aux sources de la violence

III. Affronter, gérer, maîtriser la violence

Le Conseil des Semaines sociales de France a demandé à l’un de ses membres, qui a contribué à la préparation de cette session, d’en faire une analyse et de décrire les perspectives que l’on peut en tirer. Ce texte a été soumis au Conseil des Semaines sociales qui en a approuvé le contenu.

Le XXe siècle fut un siècle de violence.Le XXIe s’annonce lourd de tensions. Les tensions entre les personnes, entre les groupes sociaux, ethniques ou religieux, entre les États, entre le Nord et le Sud, sont d’autant plus préoccupantes que les valeurs, les principes moraux ou philosophiques, les procédures et les moyens pour les résoudre sont contestés et combattus. Le champ paraît libre pour que la violence s’exprime de plus en plus, et partout.

Comprendre la violence pour y faire face, éventuellement la combattre, en tout cas la maîtriser, est aujourd’hui une nécessité pour ceux qui recherchent le progrès de la communauté humaine et la survie de la personne.

Comprendre la violence, c’est d’abord connaître sa propre violence jusque dans ses aspects les plus cachés et oubliés, en prendre conscience et ne jamais la considérer comme banale ou insignifiante.

Comprendre la violence dans une société, c’est en mesurer l’intensité, distinguer l’accidentel de l’organisé, voir si elle s’entretient et se développe. C’est, surtout, avoir le courage de la considérer comme telle : violence sexiste, violence raciste, violence économique, violence routière, violence politique, violence de la riposte excessive à une première violence, parfois violence de la non-violence et violence des victimes…

C’est aussi tenter d’en découvrir les causes pour pouvoir combattre le processus à sa racine, que ces causes soient économiques, sociales, culturelles ou institutionnelles.

Aborder le sujet de la violence conduit à entrer dans les zones d’ombre des individus et des sociétés, où s’affrontent désirs, refus de l’autre, volonté de puissance et frustrations explosives. La violence est un état de nature vers lequel retourne chaque individu et chaque groupe humain, si toute une culture faite du respect de l’autre, de valeurs communes et d’interdits acceptés n’est pas présente et enseignée.

À l’inverse, il y a une culture de violence qui se répand partout où la société s’y résigne, ou se dérobe à ses premières manifestations.

Tel est le chantier que les Semaines sociales ont décidé d’ouvrir, en novembre 2002, avec ces trois questions lancinantes auxquelles chacun tente sans cesse de répondre, s’il veut pouvoir continuer d’espérer.

1. Pour combattre la violence, peut-on la cerner, l’appréhender et la définir, alors qu’elle nous paraît si diverse et surprenante ? Il ne faut pas non plus la déceler partout, en appelant violence ce qui n’est qu’une contrariété, un conflit, un événement que nous ne comprenons pas, ou l’expression de la particularité de l’autre, ou encore des phénomènes naturels ou sociaux qui relèvent du hasard et portent plutôt le nom de catastrophes ?

2. Qu’y a-t-il aux sources de la violence ? Quels en sont le terrain et les causes ? La violence naît-elle de l’absence de règles ? S’épanouit-elle sur la misère et l’échec économique, affectif, psychologique et politique ? Dans une société sans repères et de plus en plus fragile, ne sommes-nous pas voués à une cohabitation sans fin avec la violence ?

3. Maîtriser la violence est un idéal fondateur pour l’individu et pour la société. Cette entreprise a-t-elle une chance de succès ? Y a-t-il des changements d’attitudes, des procédures, des conversions des personnes et des mutations des sociétés qui permettent de parvenir à cette maîtrise de la violence ?

En tant que chrétiens, et même si les chrétiens ont engendré leur part de violences, nous savons que le combat contre la violence fait partie des enseignements les plus forts des Évangiles mais, surtout, que les Évangiles nous enseignent les fondements d’une culture de la paix.

I. La violence dans tous ses états

La violence est évolutive en nature et en intensité. Elle n’est la même ni dans le temps ni dans l’espace. La médiatisation du monde fait qu’aujourd’hui, sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous avons sous les yeux, simultanément, en provenance de toutes les parties du monde, un incroyable échantillon de violences : délits et crimes de toute nature, prostitution, drogue et mafias, guerres tribales et guerres modernes, esclavage et anarchie, oppressions et répressions au nom de valeurs et de civilisations contradictoires. Passer les populations vaincues au fil de l’épée ou bâtir son économie sur l’esclavage n’était, il y a encore peu, pas considéré comme des violences condamnables. Aujourd’hui, cela s’appelle génocide et crime contre l’humanité. Le même mot de violence sert à qualifier la petite incivilité urbaine et l’acte de terrorisme majeur.

C’est dire qu’essayer de mesurer si la violence augmente dans notre monde, comprendre ses mutations et tenter de trouver un commun dénominateur à toutes les formes de violence est à la fois très difficile et, en même temps, nécessaire pour combattre ce poison majeur pour la personne et la société.

Comme l’a montré Jean-Claude Guillebaud, la quantification de la violence est une entreprise peu significative. Les morts des guerres, ou le nombre des crimes et délits ne sont pas des indicateurs fiables. Si on peut, à la rigueur, comparer les chiffres de la délinquanceà l’intérieur d’un même pays sur un certain laps de temps, ces comparaisons n’ont guère de sens au niveau de la planète. Dans la vie de toute société, il y a des périodes noires marquées par la chute des empires, des conflits interminables, des dictatures agressives. Ces périodes noires peuvent aussi être des périodes de lumière pour d’autres parties de l’humanité. Les statistiques sur la violence sont très liées au type de société et à la définition de la norme. Si elles démontrent quelque chose, c’est plutôt une assez grande constance de la violence dans le temps et dans l’espace.

Il n’en va pas de même de la nature de la violence, qui peut changer profondément et agir fortement sur l’évolution de nos sociétés. Deux évolutions de la violence paraissent marquer notre monde aujourd’hui : le passage du conflit armé au terrorisme, et la détérioration du lien social au sein de nos sociétés.

Paradoxalement, la guerre était une forme de maîtrise de la violence, par rapport au terrorisme et à la guérilla. La guerre, y compris la guerre d’indépendance, a des règles et des objectifs. Elle dispose de procédures qui permettent de la faire cesser. Selon l’expression traditionnelle, elle « vide un conflit ». Le terrorisme est dépourvu de règles et perd de vue ses objectifs. Il ne dispose pas de procédures pour trouver une solution transactionnelle. Cette « désidéologisation » de la violence géopolitique, selon Jean-Claude Guillebaud, conduit à une montée en puissance de la sauvagerie à l’état pur. Les exemples de ce glissement se multiplient : Liban, Bosnie, Rwanda, Al Qaida, ETA, IRA. Sans doute le terrorisme a-t-il toujours existé, mais il était le fait d’individus peu nombreux et impuissants devant les États. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui le terrorisme peut opérer des destructions de masse et les États paraissent désarmés pour s’y opposer.

Les dictatures du XXe siècle ont dévoyé une des missions essentielles de l’État: la sécurité collective. Mais elles maîtrisaient encore le jeu. La politique des blocs, la dissuasion, les négociations et les compromis avaient permis d’assurer à peu près la paix, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le terrorisme, régional ou planétaire, répond à des logiques toutes différentes, politiques en apparence, sectaires, messianiques ou apocalyptiques en réalité. La violence change de nature et devient d’autant plus terrifiante qu’on ne lui connaît ni règles, ni objectifs, ni stratégies. Toutes les procédures qui s’appliquaient dans les conflits interétatiques sont ici défaillantes et semblent livrer à la violence aveugle toute la planète, y compris dans ses sanctuaires les mieux gardés.

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Il en va de même dans l’ordre interne de nos sociétés où la transgression délictueuse d’une règle acceptée était la définition de la violence. À cette transgression, qui impliquait la reconnaissance de la règle, est venue se substituer la négation de la règle.

Comme le dit clairement Michèle Cauletin, « il n’y a pas d’hominisation sans civilisation, sans un ordre culturel qui lie désir et loi, individu et collectif…» Dans cet ordre, la parentalité joue un rôle essentiel de transmission, mais y trouve aussi sa force et sa justification. Or nos sociétés modernes, pour de multiples raisons sociologiques, économiques, juridiques et spirituelles, hésitent dans leurs réponses aux problèmes qu’elles rencontrent et laissent démunis ceux qui ont en charge la transmission de valeurs communes et le respect de la règle.

Inversement, notre monde sacralise l’argent, la performance, l’affirmation de l’ individu et l’accès au plaisir immédiat par la consommation.

Entre l’ébranlement de notre cadre de socialisation et les multiples atteintes au contrat social entre générations et entre individus, d’une part, et l’exigence d’un accès immédiat de chacun à la satisfaction de ses besoins, d’autre part, l’issue ne peut être que la violence : drames internes dans les familles, incivilités à l’école, petite délinquance dans la rue, criminalité de tous les trafics, violences qui ne sont pas nouvelles mais que vient exacerber la perte des valeurs communes. Cette nouvelle violence vient s’ajouter aux violences précédemment évoquées. Gratuite, elle s’incarne dans une incivilité pour l’incivilité, voire dans le crime pour le crime. À l’origine de ces nouvelles formes de violence, deux phénomènes semblent déterminants.

Le premier est l’impossibilité, pour beaucoup de jeunes, de nouer un dialogue avec un adulte, de rencontrer un partenaire plus âgé qu’ils respectent et qui sache éventuellement s’opposer à eux. Dans leur quête d’un référent, la violence devient un appel à dialogue, la manifestation du désir d’être reconnu en tant que personne par ceux qui détiennent l’autorité.

Le second phénomène est lié à notre civilisation de l’image. Le lien entre l’acte de violence et ses conséquences n’est plus perçu, car il n’existe pas dans le monde virtuel de l’image. La violence des images, au cinéma ou à la télévision, s’est banalisée et la relation bourreau-victime est devenue un jeu de rôle qui ne prête pas à conséquence.

Dire « je vais te tuer », et le faire, n’est pas un crime porteur de souffrance pour la victime et ses proches, mais un mode d’expression qui s’apparente à l’injure ou à la menace.

Le passage à l’acte violent a toujours été une énigme pour le criminologue. Traditionnellement, il recherche des motifs puissants – vengeance, jalousie, argent, folie – qui puissent expliquer un acte aussi grave. Aujourd’hui, il semble que dans beaucoup de cas de tels motifs aient disparu, et que l’emprise de l’image ou la volonté irrépressible de se prouver son existence suffisent à déclencher la violence extrême.

Déstructuration des équilibres entre États et émergence d’un terrorisme de masse aux causes et aux objectifs insaisissables, dislocation du pacte social et effacement des valeurs communes, deux mutations d’autant plus traumatisantes qu’elles nous apparaissent comme la fin d’un monde commun et connu, et l’entrée dans un univers impénétrable, celui des injures gratuites, des voitures brûlées, des enfants poignardés par leurs camarades de collège, des snipers, des attentats monstrueux sur des victimes totalement innocentes, comme si des siècles,de civilisation et de progression spirituelle étaient réduits à néant. Un mot revient devant ces désastres : le mal, mot oublié, mot réduit à un adjectif qui, tout d’un coup, devant le mystère, redevient LE MAL.

II. Aux sources de la violence

« Pourquoi la violence ? » reste la question lancinante, répétée sans cesse au cours des siècles, à laquelle jamais aucune réponse satisfaisante n’a été apportée, que ce soit par la théologie, l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie. Peut-être la violence est-elle trop multiforme, l’homme trop complexe et la société trop changeante pour qu’une réponse soit possible.

Mais un fait est certain : au coeur de tous les individus et dans toutes les sociétés, il y a la violence ; et, comme le souligne René Girard, bien que « toutes les religions interdisent de se livrer à la violence dans la communauté », elles n’en reconnaissent pas moins le fait et « ordonnent de faire des sacrifices, c’est-à-dire une certaine forme de violence ». Pour René Girard, le christianisme n’échappe pas à ce cheminement dialectique, c’est-à-dire que la violence y est présente et reconnue tout au long de la Bible, et que le sacrifice, ébauché à bien des reprises dans l’Ancien Testament, s’accomplit dans la crucifixion.

Pour René Girard encore, l’homme est le plus mimétique des animaux, ce qui développe la compétition et la violence jusqu’à des sommets paroxystiques, qui ne peuvent s’apaiser que par le sacrifice d’une victime, le bouc émissaire, coupable ou non, qui permettra de ressouder, contre lui et par lui, la communauté. Ce paradoxe de la victime miraculeusement coupable et bienfaisante est au coeur de ce que l’on appelle le sacré. Mais la passion du Christ s’écarte totalement des sacrifices évoqués et pratiqués dans les autres religions, en ce sens que la victime y est innocente et que cesse, du même coup, le mensonge du bouc émissaire coupable. En ce sens, le christianisme est le premier à reconnaître la victime en tant que telle et, de ce fait, rend illégitimes le sacrifice et la violence.

Si la cause ontologique de la violence demeure impossible à pénétrer, du moins pouvons-nous identifier certains mécanismes qui la déclenchent au niveau de l’individu ou des sociétés. Au-delà du désir mimétique qui les résume tous, nous trouvons le plus souvent l’ennui, l’argent, l’absence de communication et la peur.

L’ennui naît de l’absence des valeurs et de la disparition des repères et des objectifs. Pour des jeunes sans projet, la violence devient le mode naturel d’expression. Sortis souvent sans diplôme et sans formation sérieuse du système éducatif, ces jeunes en situation d’échec scolaire vont grossir les rangs des chômeurs. Fortement marqués par les images violentes du cinéma et de la télévision, ils n’ont pas reçu de leur éducation la capacité de distinguer le virtuel du réel et transposent dans les faits les fictions qui les ont frappés. Carence éducative, déficit de transmission des valeurs, absence d’accession au savoir sont d’autant plus pénalisants que nos sociétés sont devenues des sociétés de migrants, migrants intérieurs ayant quitté les structures provinciales, rurales ou industrielles, migrants extérieurs venant d’autres civilisations. La famille, le village, la petite communauté urbaine ne sont plus là pour exercer leur influence structurante et transmettre valeurs et savoir.

L’argent a pris la place des valeurs disparues et devient le seul territoire sur lequel la vie peut s’accomplir. Dès lors que tout est mis à son service, se produisent ces débordements dont aucune part de la société n’est protégée : violence du petit vol, de la grande délinquance, violence des réseaux criminels de la drogue, de la prostitution, des armes, des trafics d’organes humains, violences de la délinquance financière aux formes multiples, violences économiques dans l’entreprise, au sein du pays, au niveau international. Ces violences-là agressent physiquement, blessent et tuent. Elles peuvent aussi, plus sournoisement, détruire la dignité d’individus ou de populations entières. L’argent, c’est-à-dire la prévalence du profit économique, quand il est le seul guide des nations, conduit souvent celles-ci à la guerre.

Qui ne peut s’exprimer agresse. L’absence de possibilité de communication est à l’origine de beaucoup de violences. Une telle absence résulte généralement de deux causes: capacité insuffisante d’expression et défaut d’interlocuteur. Comme le souligne Jean-Marie Petitclerc, « le jeune qui recourt à la violence est celui qui ne dispose guère de mots pour traduire ce qu’il ressent ». Les jeunes aux comportements violents sont «des handicapés du langage émotif ». Faute de pouvoir exprimer de manière juste ce qu’il ressent, celui qui ne dispose pas d’un langage suffisant monte tout de suite au paroxysme de l’expression, puis, très vite, passe à la violence destinée à porter les messages que la parole n’a pu transmettre. Le défaut d’interlocuteur n’est pas moins important dans la genèse de la violence. Pour attirer l’attention de celui dont il ne parvient pas à se faire entendre, surtout si celui-ci est porteur d’autorité et de pouvoir, l’agressivité exacerbée est appel et protestation. Ce qui est en jeu est d’abord la reconnaissance de la personne, puis la prise en compte des besoins de cette personne. Les agressions dans les banlieues, sur les services publics qui interviennent dans l’intérêt des habitants, relèvent souvent de cette dialectique compliquée où l’on combat celui dont on attend écoute et soutien.

Même processus dans les premiers temps du terrorisme

Au sein de la famille, l’impossibilité de communiquer n’a pas des effets moins dévastateurs. Une communication où n’est pas perçue l’alliance entre amour, respect de la personnalité du conjoint ou de l’enfant et position claire des parents pour la transmission des valeurs est porteuse de violences entre conjoints, ou chez les enfants qui commencent par retourner cette violence contre eux-mêmes (suicide, anorexie), puis contre les parents, avant de la retourner contre la société, puis leurs propres enfants.

La peur enfin, qui naît de la méconnaissance de l’autre souvent par défaut de communication, est à la source de très nombreux affrontements. Cela va du refus, dans la cité ou la collectivité, de l’étranger que l’on contraint ainsi à l’exclusion, ouvrant par une première violence le cycle des violences ultérieures, à la méfiance entre États, qui se transforme en conflit, puis en hostilités armées. Escalades, ripostes, dissuasions, guerres préventives sont des schémas trop souvent répétés au cours de l’histoire récente pour que la peur n’apparaisse pas comme un des moteurs les plus puissants de la violence. Dans les relations sociales, économiques, intercommunautaires, les ravages de la peur ne sont pas moindres, dans la mesure où elle détruit d’entrée de jeu la confiance et détruit la capacité de dialogue.

Violences aux multiples sources, violences qui s’appuient sur des prétextes autant que sur des causes, violences aux racines mystérieuses, qui explosent là où rien ne peut les expliquer. Comment affronter, gérer, maîtriser ce mal qui a toujours rongé nos sociétés, mais que nous supportons de plus en plus difficilement – car notre société de communication nous en fait un compte rendu quotidien, lancinant -, alors que nos outils, sans cesse perfectionnés, d’analyse et de prévention sont pris en défaut, et que le progrès humaniste et spirituel, dont nous sommes si fiers, paraît anéanti après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, les génocides qui continuent et le terrorisme de masse qui menace des secteurs entiers de la planète.

III. Affronter, gérer, maîtriser la violence

Affronter

Le premier stade de l’affrontement est d’accepter de reconnaître qu’il y a violence, que ce n’est pas un phénomène insignifiant, occasionnel ou qui ne nous concerne pas. Il n’y a pas de petites violences. La violence est toujours signifiante et il faut accepter de la regarder en face, qu’elle soit en nous ou dans les autres.

Comment l’affronter ? Certainement pas, comme le souligne Charles Rojzman, avec une vision manichéenne dont les deux options sont fausses : tant celle qui conduit à imputer toute la violence à des acteurs extérieurs (oppression sociale et économique, multinationales, mondialisation…) que celle qui diabolise définitivement comme irrécupérables et barbares ceux qui se comportent de façon violente.

Ceux qui peuvent affronter la violence sont ceux qui exercent, d’une manière ou d’une autre, une autorité. Mais notre société vit une crise majeure de l’autorité. Parents, enseignants, forces de l’ordre, travailleurs sociaux sont radicalement contestés et se sentent de plus en plus désarmés. Nous n’étions préparés ni dans les familles, ni dans l’enseignement, ni dans les autres institutions à une telle évolution. L’exercice de l’autorité ne peut, désormais, plus relever des méthodes d’hier et doit innover en recourant bien davantage à l’écoute età l’explication. La coopération entre tous les détenteurs de l’autorité devient essentielle, afin de mieux identifier les problèmes par l’échange des expériences et afin de concerter les attitudes et les actions à l’égard de ceux qui engendrent la violence. Les critiques mutuelles entre parents, enseignants, forces de l’ordre et travailleurs sociaux ont eu un effet désastreux sur la crédibilité de chacun de ces détenteurs de l’autorité. Enfin, il faut que les détenteurs d’autorité l’exercent réellement, c’est-à-dire que leurs positions et leurs jugements soient clairs et que, une fois arrêtés, après toutes les réflexions et concertations nécessaires, ils ne soient plus modifiés.

Gérer

Nous ne ferons disparaître les affrontements, ni de nos vies, ni de nos sociétés, ni de la scène internationale. Les conflits sont omniprésents, légitimes et inévitables. Une société sans conflits est une société esclave ou morte. Les conflits sont révélateurs des carences et, de ce fait, moteurs de progrès. Mais tout conflit est aussi potentiellement porteur de violences. Comment passer du conflit à l’apaisement et éviter l’escalade dans la violence ? Il existe pour cela des techniques, on pourrait même dire des cultures, qui s’enseignent au sein de la famille, à l’école, lors de la préparation professionnelle, ou au sein des organismes dans lesquels se déroule notre activité. Ces techniques et cette culture sont peu présents dans notre pays où la raison du plus fort, le point d’honneur ou, plus simplement, le refus d’analyser toutes les données du problème l’emportent trop souvent. Ces techniques s’appellent compromis et médiation.

Le compromis est un échange. Il n’est pas une cote mal taillée, mais une reconnaissance mutuelle des demandes de l’autre. Le compromis n’est pas toujours possible. Il est rarement impossible. Il est un état d’esprit fait d’écoute et de générosité. Il devrait être la règle dans la famille, entre conjoints, entre parents et enfants, entre camarades d’école, au sein de l’entreprise. Il n’est pas toujours possible, et il faut alors aider à la solution du conflit par la médiation.

Il y a beaucoup de formes de médiation, depuis la médiation informelle d’un ami entre conjoints, ou entre parent et enfant, jusqu’à la médiation internationale dans une crise dont l’issue sera la guerre en cas d’échec. La médiation doit suivre certaines règles : impartialité, équité, transparence. La médiation permet de gérer les situations les plus difficiles dans lesquelles l’agressivité s’est déjà exprimée, et met ainsi un terme à l’escalade de la violence : tel peut être le cas à l’école, entre deux élèves, ou dans la rue, entre bandes. Mais, pour ceux qui détiennent une autorité, cela ne s’improvise pas. Il est indispensable qu’ils soient préparés à ce mode de gestion des conflits, ce qui actuellement n’est pas toujours le cas.

Une des formes les plus solennelles de la médiation, dans la gestion des conflits, est l’intervention des organismes internationaux. Le Conseil de sécurité de l’ONU, par son statut et sa composition, est le médiateur qui a en charge l’apaisement des tensions et la limitation des violences internationales de toute nature. La fin de la guerre froide, en permettant à nouveau la recherche de compromis hors de toute considération bipolaire, donne de nouvelles capacités de proposition et de médiation à cette institution, et représente d’autant plus une source d’espoir que toutes ses institutions spécialisées (FAQ, PNUD, FMI, OMS…) peuvent venir renforcer son action. Comme le dit Jean David Levitte, nous assistons à « l’émergence d’une conscience universelle, qui va de pair avec l’affirmation d’un ordre juridique mondial ».

Maîtriser la violence

Maîtriser la violence ne veut pas dire l’éradiquer, car elle sera dans l’homme jusqu’à la fin des temps. Il s’agit plutôt, comme nous le dit Véronique Margron, de lutter contre la « mauvaise violence ». Celle-ci insinue la mort jusque dans la vie, elle mine et détruit inexorablement nos relations et nos êtres mêmes. Pour lui faire face, il faut lui opposer la « bonne violence », celle qui porte, dans la tradition, le beau nom de force et nous permet de tenir en respect nos consentements à la haine, à l’inimitié, à la jalousie, pour lui opposer la fraternité et la solidarité, toujours conquises sur notre barbarie native.

Il est donc possible d’agir suffisamment en amont pour espérer freiner le développement de la « mauvaise violence », en atténuer l’intensité et, en définitive, en permettre la maîtrise.

Agir en amont sous-tend trois orientations :

* désirer transmettre des valeurs ;

* refonder le pacte social ;

* insuffler « la bonne violence » dans les rapports interpersonnels et sociaux.

Ces trois orientations s’entrecroisent et se renforcent. Elles ont été présentes tout au long de cette Semaine sociale, dans chaque conférence, dans tous les exposés des Grands Témoins, dans tous les carrefours. Il est impressionnant de constater combien, dès les premières conférences, il était fait appel à la transmission des valeurs et à la refondation du pacte social.

Il a été souligné combien la perte des valeurs laissait le champ libre à ce qui est le contraire d’une valeur, l’argent, source de tant de violences individuelles et collectives, délictueuses et criminelles.

Ces valeurs, qu’il faut à nouveau transmettre, demeurent celles sans lesquelles aucune société ne peut survivre, aucun individu se développer, ni aucune famille se construire. Elles se nomment respect de l’autre, et d’abord de sa vie, acceptation de l’égalité des sexes et des générations, tolérance, c’est-à-dire reconnaissance des différences, respect de l’autorité légitime, à commencer par l’autorité parentale, pratique de l’échange et du don, et d’abord de l’écoute et de la parole, reconnaissance des limites de sa liberté et du droit de l’autre à exister et à s’exprimer, valeur de l’acquisition du savoir, de l’effort dans tous les domaines, et de toute activité positive, professionnelle ou autre, enfin, participation à la collectivité du cadre de vie, en lui apportant reconnaissance et soutien. Dans tout cela, rien qui ne soit déjà, implicitement ou explicitement, dans le décalogue ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais qui a en charge cet enseignement fondateur ? La famille et l’école, en principe, mais elles font souvent l’impasse sur ce qui semble aller de soi, ou considèrent que ce rôle appartient à d’autres.

Il vaut mieux insister sur ces valeurs deux fois que pas du tout. Tous ceux qui forgent le moral et la culture de l’enfant doivent également s’exprimer de façon explicite: structures religieuses, associations, médias, autorités publiques diverses, dont le rôle ne doit être répressif qu’en dernier ressort, et qui devraient d’abord être fortement les transmetteurs de ces valeurs. Sans doute, la pédagogie doit-elle être repensée, les modes de transmission revus, en se fondant davantage sur l’exemple, la pratique et l’image que sur quelque catéchisme. Le pire serait de baisser les bras et de considérer qu’il n’est plus possible d’agir, alors que l’humanité recommence avec chaque enfant, que les jeunes n’ont pas moins d’espérance que ceux qui les ont précédés et qu’il est criminel de ne pas leur transmettre ce bagage de valeurs, sans lesquelles ils seront au mieux des infmnes malheureux et au pire des délinquants. Mais cette seule transmission n’apparaît plus à la mesure du défi posé à notre société.

Quant à la violence extrême, celle par exemple du renseignement obtenu par la torture de l’ennemi coupable de tant de crimes, comment y renoncer sans une profonde spiritualité ? Croire en la dignité du salaud malgré son indignité patente, « c’est, d’une façon ou d’une autre, croire en l’Incarnation et en la Rédemption », selon l’expression de Bernard Ibal.

Inventer un nouveau contrat social paraît nécessaire pour reconstruire ce qui a été remis en cause, au XXe siècle, par la barbarie des deux guerres mondiales, les évolutions technologiques, les migrations massives et, enfin, la mondialisation de l’économie. Le pacte social ne peut plus être ni celui de Hobbes, fondé sur l’équilibre des égoïsmes, ni celui de Rousseau, qui repose sur le postulat de la vertu de l’homme. Il doit prendre en compte la personne, avec ses limites et ses défauts, mais aussi ses potentiels nés des évolutions récentes de l’humanité.

Comme le propose Bernard Ibal, nous sommes arrivés au stade d’un contrat social de la fraternité responsable. Désormais, il ne suffit plus de dire que « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». Notre contrat n’est plus seulement celui de la coexistence pacifique. Il devient: « La liberté de tous commence quand chacun se sent responsable de lui-même et des autres. » Il devient celui de la responsabilité mutuelle. Il implique un changement profond dans les relations interpersonnelles et entre la personne et la société. Au respect de la liberté de l’autre s’ajoute la responsabilité vis-à-vis de l’autre, en quelque sorte le devoir d’ingérence et de générosité, qui devrait être le coeur du nouveau pacte. Le nouveau pacte social est un pacte d’interresponsabilité, qui doit se décliner dans des domaines très concrets tels que la famille, l’entreprise, la vie associative, le respect de la nature, la convivialité sous toutes ses formes, mais aussi le devoir d’assistance, quelque peu abandonné par suite de l’existence des structures étatiques qui lui sont dédiées, mais qui sont toujours dépassées par les mutations et l’augmentation de l’appel à assistance.

Ce nouveau pacte social doit être autant international que national ou local. L’aide au développement relève de la même logique. Cela, d’ailleurs, a commencé avec le devoir d’ingérence que nous développons au plan international. Pour reprendre les termes de Malek Chebel : « C’est une violence aussi de ne pas écouter l’autre. » Pour Jean-David Levitte, telle est désormais la mission que se donne l’ONU : imposer la paix et reconstruire de A à Z les États ou les sociétés, anéantis par les dictatures, les guerres civiles ou les invasions étrangères. Pour nous autres, Européens, « le partage de la souveraineté est devenu une évidence, après la leçon des deux guerres mondiales ». La construction de l’Europe est une reconstruction mutuelle entre États, totalement marquée par la solidarité et l’interresponsabilité. « Ce contrat social de la fraternité responsable est, seul, capable d’endiguer la violence. Il nous appartient de le mettre en place », conclut Bernard lbal

«L’espérance des chrétiens n’est pas de trouver une explication théorique de ce mystère des mauvaises violences, mais de résister au mal et de transformer la souffrance », dit Véronique Margron, qui poursuit : « Cet excès que Dieu nous a confié, il faut le mettre en pratique, en choisissant entre la mauvaise violence de la mort insinuée dans la vie, et la douceur de Dieu, heureuse violence que nous devons rendre présente dans notre manière d’aimer, de croire et d’espérer.»

Jean Flory,

3 février 2003

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