Dossier Rencontres anuelles

Grand témoin – La voix des chrétiens au cœur du conflit en Israël

Par Monseigneur Michel Sabbah

Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France,  » La violence, Comment vivre ensemble ? »

MGR MICHEL SABBAH, patriarche latin de Jérusalem.

La violence à laquelle je me réfère est celle de la Terre Sainte, où tous les habitants, toutes les personnes humaines, Palestiniens et Israéliens, en sont victime. Il est vrai qu’à Jérusalem, d’une façon spéciale la croix de Jésus se dresse toujours, comme signe de contradiction, et de refus de la part des chefs de ce monde de voir la vérité, mais elle est aussi signe de salut, et invitation au pardon, à la réconciliation, à voir la présence de Dieu, qui enveloppe toutes les actions humaines, même les pires, même le mal de la guerre et de la violence. Jérusalem en effet reste pour qui y croit et pour qui n’y croit pas une ville de Dieu, pleine de son mystère.

Dans la Terre Sainte, Israël et Palestine, deux peuples sont en guerre. Jérusalem n’est pas pour ses habitants la ville sainte et la ville de la réconciliation voulue par Dieu. Pour les autres, pour le monde, pour les pèlerins qui viennent du bout du monde, elle est, oui, ville sainte, et source de réconciliation et de paix. Mais pour ses propres enfants, elle ne l’est pas encore. Ceux-ci, au contraire, font de sa sainteté une raison de plus pour la guerre. Ce zèle à être proche de la sainteté de Dieu, présente historiquement dans les lieux, au lieu de rapprocher le croyant de Dieu, ne fait que l’en écarter, puisqu’il en fait une source de guerre et de mort à l’autre, lequel est aussi créature de Dieu, et objet de son amour. C’est dire à quel point le croyant peut s’aveugler, jusqu’à se persuader qu’en tuant son frère, il pense en même temps pouvoir glorifier Dieu, dont sa conscience, malgré toutes ses dévotions, n’arrive plus à entendre la voix qui crie: « Où est ton frère ? Son sang crie vers moi ». La violence amène l’aveuglement et c’est ainsi que la créature de Dieu, est, au nom de Dieu, objet de haine et de destruction.

Les raisons humaines et historiques de cette violence sont connues : la cause de cette violence est une injustice qui dure, une occupation militaire imposée depuis de longues années au peuple palestinien. Et face à cette occupation, il y a la résistance palestinienne. Et la logique qui régit ce rapport occupation-résistance est celle de la violence. Ce qui fait que le fort et le faible, l’oppresseur et l’opprimé, l’occupant et l’occupé, sont tous les deux victimes, à des degrés différents, il est vrai, de leur violence réciproque. En effet, le Palestinien continue à réclamer sa liberté, et ne voit pas que la voie de la non-violence serait beaucoup plus efficace pour y arriver. Et l’Israélien de son côté continue à réclamer sa sécurité et ne voit pas que son occupation des terres autrui fait précisément naître la violence et est cause de son insécurité. De plus la situation se complique, ayant non seulement une dimension locale, mais aussi internationale. La communauté internationale en effet a pris ses décisions, et voit bien qu’une occupation militaire doit prendre fin, mais elle manque de courage pour imposer la pression nécessaire pour l’application de ses propres décisions.

Voilà la source de la violence sur la terre choisie par Dieu pour s’y manifester à l’humanité, et pour y accomplir la réconciliation des hommes avec lui-même et entre eux : occupation et résistance à l’occupation, déviation du sens religieux des Lieux Saints qui deviennent un foyer de querelle, et, enfin, une communauté internationale qui s’arrête aux recommandations et n’a pas le courage d’aller jusqu’au bout pour mettre fin à une situation d’injustice.

Depuis deux années, mais surtout depuis le mois d’avril dernier, nous sommes emprisonnés dans un cycle de violence dont on ne voit pas d’issue. Le côté israélien impose aux Palestiniens: limitation de la liberté de mouvement, fermeture de Jérusalem face aux fidèles pour raison de sécurité, siège imposé aux villes et villages palestiniens, détournement des routes, couvre-feu, démolitions des maisons, de l’agriculture, arrachage des oliviers…punitions collectives, ou des proches parents de la personne recherchée….Du côté palestinien contre les Israéliens : attentats et bombes suicides contre buts militaires ou civils.

Avec tout cela, comment vivre ensemble ?

Pour le moment, on vit ensemble et l’on se hait et l’on s’entretue. Mais, il faut le dire, il n’y a pas que cela. A l’intérieur de l’Etat d’Israël, on vit ensemble, Palestiniens et Juifs sans toute cette violence. Il y a eu explosion à un certain moment. Mais tout est rentré dans l’ordre, et la vie normale a repris, autant que possible, et la vie ensemble a repris à tous les niveaux, politique, économique, amitiés, collaboration, dialogue etc. … Arabes et Juifs à l’intérieur de l’Etat d’Israël vivent ensemble sans difficultés majeures. Outre la collaboration dans les divers domaines de la vie quotidienne, des groupes de dialogue interreligieux existent aussi.

Par contre, dans les Territoires Palestiniens sous occupation israélienne, où la dignité et la vie de la personne humaine sont facilement violées, où une injustice de fonds perdure, l’occupation, et par conséquent l’insécurité du peuple israélien, comment vivre ensemble ? Dans ces Territoires, à côté de la mort et de la haine, les contacts humains perdurent aussi, au niveau politique officiel, mais aussi au niveau informel avec d’autres groupes politiques ou autres. Des échanges entre Palestiniens et Israéliens ont lieu afin d’arriver à une vision de paix. De nouvelles forces politiques avec une nouvelle vision de paix et de justice sont en train de se créer en Israël. Elles sont trop faibles ou impuissantes jusqu’à maintenant pour accéder au pouvoir. Mais des réalités plus humaines que celles représentées aujourd’hui par l’action militaire existent et préparent une vie ensemble meilleure.

Pour vivre ensemble, il faut éliminer la peur, et accepter le risque de la confiance.

Les Israéliens ont peur. Ils ont la puissance militaire et le pouvoir d’écraser l’adversaire dans toute confrontation miliaire; avec cela ils ont peur et sont à la recherche de la sécurité qu’ils n’ont pas encore atteinte. Peur, veut dire manque de confiance dans l’autre. Refus de croire qu’il est capable de bonté et d’accueil de l’autre. Il faut cependant croire que les deux peuples peuvent vivre ensemble. D’ailleurs c’est déjà fait et prouvé. Juifs et Palestiniens, comme nous venons de le dire, vivent ensemble à l’intérieur de l’Etat d’Israël : un million de Palestiniens et cinq millions de Juifs, tous les deux, citoyens du même Etat israélien. Ce qui est possible aujourd’hui pour deux peuples, le sera demain pour les deux Etats, une fois créés et que les droits et devoirs sont égaux pour tous. Il faut donc éliminer la peur. Or la peur existe. Les Israéliens n’ont pas confiance dans les Palestiniens. Ils ne croient pas que l’occupation est l’unique cause de la résistance et de la violence de la part des Palestiniens, et que l’occupation terminée ils auront la sécurité qu’ils désirent. Les Palestiniens, cependant, malgré la diversité des partis et des courants politiques, luttent pour avoir leur liberté et leur Etat. Il est vrai que dans la première phase du conflit, depuis 1948, les Palestiniens, majoritaires dans le pays, privés de leurs terres et de leurs droits, n’ont pas voulu reconnaître la légitimité de l’existence d’Israël. Mais dès 1988, puis 1991 avec Madrid, et 1993 avec Oslo, il y eut une transformation radicale dans la position palestinienne, il y eut la reconnaissance de la légitimité de l’Etat d’Israël. Leurs réclamations se sont limitées aux 22% de la Palestine occupés en 1967. Aujourd’hui l’essence du conflit s’est donc rétréci : finie l’occupation des Territoires de 1967, tout le conflit cessera et la paix règnera, et vivre ensemble cessera d’être s’entretuer et se haïr ensemble..

Pour vivre ensemble, il faut justice et pardon. Justice aux opprimés, écarter les injustices qui sont autant d’entraves face à la vie et à la liberté. Pardon, oublier le souvenir du mal, ne pas rester accusateur de son frère, une fois que justice est faite, que le pardon est demandé.

Donc pour vivre ensemble, il faut passer par la justice et le pardon. Justice qui écarte toute forme d’oppression ou violation de la dignité humaine et pardon pour commencer le processus de réconciliation. Pour les Palestiniens, la principale oppression à écarter est l’occupation des territoires et la limitation de la liberté et tout attentat contre la vie et les biens. Pour Israël, l’oppression à écarter, l’insécurité causée par les attentats et les bombes suicides. Cela veut dire que le chemin de la justice est le même pour les deux : en effet la fin de l’occupation pour les Palestiniens signifie la sécurité pour les Israéliens.

Pour vivre ensemble, il faut voir l’image de Dieu dans l’autre, et dans la vision de cette image, il faut que tous se reconnaissent la même dignité de personnes humaines, créés par Dieu et également aimées par Lui. Egalement appelées au même salut et à la même réconciliation avec Lui et entre eux. Cette vision est celle prévue par les Prophètes, qui décrivent les temps de salut par l’image de tous les animaux (bœuf, agneau, loup, serpent…) qui vivront ensemble et avec l’homme en paix, sans qu’aucun ne soit cause de mort pour l’autre. En voyant l’image de Dieu en chacun de nous, nous croyons que cette vision prophétique a ses semences en nous. Le Christ de son côté nous dit : le Royaume de Dieu est en vous. La bonté de Dieu est dans la nature de chacun de nous. Nous n’avons pas que le mal dans notre nature de personnes humaines. Nous sommes capables aussi de bien, Palestiniens comme Israéliens. Voir l’image de Dieu dans l’autre c’est la voir en soi-même d’abord. C’est aussi voir Dieu et sa manière de traiter avec l’homme. Jésus dit qu’il fait lever son soleil et tomber sa pluie sur les bons et les mauvais. Celui donc que nous considérons comme l’ennemi, lui aussi profite de la bonté de Dieu, au même titre que nous. Ami de Dieu, il ne peut pas être mon ennemi, même s’il porte dans sa pensée et son action le mal contre moi. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faut me soumettre au mal dont je suis victime. Il reste toujours de mon droit et de mon devoir de prendre tous les moyens légitimes possibles pour mettre fin au mal qui est en mon agresseur, pour le libérer lui-même de ce mal qui est en lui, et me libérer moi-même de sa menace.

Vivre ensemble c’est donc voir le visage de Dieu en tout être humain, même s’il est cause de mal pour nous. Car le mal dont il est capable ne peut pas annihiler l’image originelle de Dieu en lui. Il reste créature de Dieu. Pour vivre ensemble il faut avoir la capacité de voir ce fonds de divinité et de bonté en lui par delà tout le mal qui se manifeste en lui. Le soldat israélien qui guide son char, qui s’amuse à écraser les voitures aux bords des rues dans une ville sous couvre-feu, ou à secouer et démolir les pans des murs des maisons avec son char, ou qui tire pour tuer, ce soldat lui aussi est une personne humaine et porte l’image de Dieu. Sur lui aussi, Dieu envoie sa pluie et fait lever son soleil. C’est ce que nous essayons de dire à nos fidèles. Et c’est un discours difficile à dire, difficile à accepter. Le mal qu’il fait et qu’il représente doit être résisté : on n’a pas le droit de s’y soumettre, il faut tout faire pour l’écarter, il faut rentrer dans la guerre qui vous est imposée ; vous pouvez aussi y entrer en pratiquant seulement la résistance non violente. Il faut, d’un côté, voir l’image de Dieu imprimé dans l’ennemi, de l’autre côté, il faut prendre les moyens légitimes pour arrêter le mal qu’il fait.

Vivre ensemble, face à l’oppression et aux injustices et à la haine, il faut savoir que rendre le mal pour le mal n’est pas l’unique réplique possible. L’amour, la vision de Dieu dans l’adversaire est une réplique possible aussi et la résistance non-violente.

Peut-on vivre ensemble ?

Sur la base de notre foi chrétienne, de notre foi en la bonté humaine qui est participation à la bonté même de Dieu, la vie ensemble est possible. Les circonstances humaines actuelles la rendent difficiles aujourd’hui, et demain, et dans quelques années encore. Mais elle reste possible, et face à des politiciens qui la rendent difficile il y a beaucoup de bonnes volontés, mais aussi des forces politiques qui peuvent la rendre possible. Seule la paix en effet, basée sur la justice, pour les deux peuples, seule la fin de l’occupation, elle-même garantie de sécurité pour Israël, rendra la vie ensemble meilleure, plus humaine et plus proche de l’image de Dieu en chacun de nous. La communauté internationale, les Eglises, devraient avoir plus de courage pour parler et pour prendre les mesures nécessaires afin d’aider les deux peuples à la réconciliation sur la base de la justice et du pardon. Les Eglises ont une responsabilité dans ce vivre ensemble, car il s’agit d’une vie ensemble autour des Lieux Saints de la chrétienté. Les Eglises devraient proclamer leur message aux lieux où elles sont nées. Le conflit en effet n’est pas seulement politique ; il n’est pas seulement local. Les Eglises doivent y apporter leur message et leur force spirituelle de réconciliation et de vie nouvelle, autour des Lieux Saints, portant toujours la Bonne Nouvelle du salut et de la Résurrection.

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