Dossier Rencontres anuelles

Grand témoin – Violence et images

Par Albert du Roy

Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France,  » La violence, Comment vivre ensemble ? »

ALBERT DU ROY, journaliste, ancien directeur général adjoint de France 2, chargé de l’information.

Une remarque préliminaire…Quand on parle « violence et images », on pense tout de suite à la télévision. Il y a d’autres formes d’images, et l’information que traite la télévision est la même que celle traitée par la presse écrite. Je vais prendre l’exemple le plus récent, celui du Monde de cet après-midi. Ce n’est pas un journal qui est considéré comme cherchant à tout prix le sensationnalisme, le sang à la une ! Premier titre : la droite, l’UMP, se réunit demain… On ne va pas dire que c’est quelque chose de très violent, enfin, on peut l’espérer pour elle…Nettement moins drôle, en « une », cet autre titre : »Embuscade meurtrière en Israël « . En page 3, risques de guerre en Irak, et  » menace d’attentats spectaculaires de la part d’Al Qaida » . Dans les pages  » France », il y a les attentats en Corse la nuit dernière, le débat autour de la loi sur la sécurité intérieure, la délinquance et la violence. Ensuite, une grande enquête sur : » Qui a commis les attentats de 1999 en Russie ?  » Il y a encore des plans sociaux, autre forme de violence, dans les pages « Entreprise « . J’ai eu la curiosité de regarder les programmes de télévision de ce soir : sur la Une, Star Academy, qu’on peut juger comme on veut, mais enfin ce n’est pas particulièrement sanguinaire…Sur la Deux, il y a un match de rugby ! C’est du sport, ce n’est pas de la violence ! Un téléfilm sur la Trois, qui n’a pas l’air particulièrement dramatique. Un documentaire sur la peinture à Bruges, sur la Cinq. Et puis, c’est vrai qu’il y a deux feuilletons policiers sur Canal Plus et sur M 6… Mais la violence des pages d’information générale qui précèdent est sans commune mesure avec la violence des programmes de télévision de ce soir…Simple remarque au passage .

Il est difficile de contester que le choix du thème de la violence par ces Semaines Sociales de France tombe particulièrement bien, dans cette actualité dramatique. Mais hélas, chaque année, les Semaines Sociales de France auraient pu choisir la violence comme thème, et cela aurait à chaque fois correspondu à l’actualité. Il est difficile aussi de contester la pertinence, parmi tous les thèmes traités, de celui de ce carrefour  » Violence et Images « , et si certains en doutaient, la coïncidence avec la publication du rapport de la commission Kriegel sur la violence à la télévision suffirait à lever ce doute. La Vie l’a bien compris, puisque le titre de son numéro, que certains d’entre vous ont entre les mains, est :  » Les écrans de la violence « . Là, je voudrais simplement dire : attention ! ce titre, comme d’ailleurs certaines des propositions de la commission Kriegel, pourrait faire penser que le problème essentiel, ce n’est pas la violence, ce ne sont pas les violences, mais bien la manière dont nous les représentons ou les exploitons sur les écrans . Quelqu’un croit-il qu’en domestiquant ou en censurant cette représentation, parfois cette exploitation de la violence, on réglerait ce problème de la violence ? J’en doute…

J’ai dit tout à l’heure que je serais bref. Pour deux raisons. D’abord pour ne pas rater l’occasion d’un débat qui, à coup sûr, sera vif, à défaut d’être violent…

La deuxième raison est que, si le choix du thème m’apparaît judicieux, je ne suis pas sûr que le choix d’un journaliste pour en parler soit aussi judicieux. Je m’explique. On aurait pu choisir beaucoup d’autres professionnels pour parler de ce thème  » Violence et images « . On aurait pu, dans le désordre, choisir un sexologue, puisque l’une des grandes préoccupations du moment, en ce qui concerne l’image à la télévision, c’est la diffusion de films pornographiques et les effets qu’ils peuvent avoir sur les enfants, mais aussi sur les adultes, je crois qu’il ne faut pas se le cacher. Dans un climat et une actualité liés à des affaires de pédophilie, aux fameuses  » tournantes « , à la prostitution, ce thème de l’image pornographique et de la sexualité est quelque chose de très grave, de très angoissant même.

On aurait pu choisir un psychologue, notamment pour parler de la confusion qui, paraît-il, est assez générale chez les enfants, mais encore une fois aussi chez les adultes, entre la réalité et la fiction, les téléspectateurs ne faisant pas toujours exactement le partage entre l’une et l’autre. Ou plutôt on devrait peut-être avoir invité deux psychologues, puisque certains d’entre eux disent que les enfants doivent à tout prix être préservés des images de violence, alors que d’autres pensent qu’elles font partie de l’apprentissage de la vie, à condition d’être commentées, décryptées, expliquées… Ces psychologues auraient aussi pu évoquer la violence incroyable de certains jeux vidéo, que ce soit sur console ou sur internet, jeux vidéo dans lesquels, contrairement à ce qu’ils sont devant les films de télévision, les enfants ne sont pas spectateurs, mais acteurs. Ils ne voient pas tuer, mais ils tuent, à travers la manipulation de leur console vidéo.

On aurait pu choisir un pédagogue, puisque l’une des propositions concrètes, qui semble faire l’unanimité, est que l’importance prise par la télévision de nos jours impose, à l’école, un apprentissage de l’image, une éducation à l’image. Simplement, on me permettra de dire, après quarante-trois ans dans ce métier, qu’il y a vingt ou trente ans on présentait déjà cette formation à l’image comme une nécessité évidente et urgente…

On aurait pu évidemment aussi, surtout après le rapport Kriegel, choisir un cinéaste. J’aurais suggéré quelqu’un comme Mathieu Kassovitz, par exemple. Il aurait pu expliquer les motifs qui l’ont guidé dans le choix de certaines de ses réalisations. Avec lui, on aurait pu parler des conséquences de certaines réglementations sur la création cinématographique. Ou un producteur de cinéma qui aurait pu évoquer les conséquences de la mise en pratique des suggestions du rapport Kriegel pour l’industrie du cinéma et pour cette création cinématographique.

On aurait pu choisir le responsable de la programmation d’une grande chaîne de télévision, qui aurait pu justifier, ou tenter de justifier les programmes diffusés, et surtout les horaires auxquels ils sont diffusés. Et ce responsable des programmes, à l’évidence, aurait souligné ce fait : les programmes que, tous dans cette salle, nous revendiquons, nous souhaitons, nous applaudissons pour leur ambition, pour leur qualité, pour leur valeur, ne sont pas les programmes que nous regardons, ou, en tout cas, que la grande majorité des téléspectateurs regardent…

On aurait pu choisir, je continue ma liste, un juriste ou un membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, qui aurait pu dire à quel point il lui semblait inutile d’édicter de nouvelles réglementations, de nouveaux décrets, de nouvelles lois, alors que ceux et celles qui existent déjà ne sont pas appliqués.

On aurait pu choisir le directeur d’un magazine people, car la télévision n’est pas la seule concernée par l’image. Il aurait pu nous parler du viol de la vie privée, autre forme de violence, par ce que l’on appelle les paparazzi, et l’on aurait tenté de faire la part de ce qui est image légitimement volée – parce qu’il y en a – et image illégitimement volée, s’apparentant au viol.

On aurait pu choisir un publicitaire, car les publicités sexistes, sadiques, vulgaires, stupides, sont aussi des formes de violence par l’image, contre les femmes, contre l’intelligence, …

On aurait pu enfin choisir un membre de la commission Kriegel, qui nous expliquerait ce que recouvre pour lui ce terme de violence, cette violence que l’on se propose d’interdire à la télévision entre 7h et 22h30 …Où place-t-on la limite entre l’acceptable et l’inacceptable, entre 7h et 22h30 ? De quel côté de la frontière se situent les westerns, les films de guerre, les films policiers, les films d’horreur, les films-catastrophe, et même, si l’on en croit les psychologues, certains films de Walt Disney, inspirés des contes de Grimm et de Perrault, très cruels ou effrayants pour de jeunes enfants? Et puis, quel est le sort des journaux télévisés qui sont compris dans ce vaste créneau horaire ? Voilà la deuxième raison pour laquelle, dans mon exposé introductif je serai très bref, c’est parce qu’il y a peut-être parmi vous des psychologues, sociologues, directeurs de programmes, cinéastes qui voudront s’exprimer sur tous ces thèmes.

Mais on a choisi un journaliste. Pourquoi n’est-ce peut-être pas judicieux ? Là, j’ai conscience que ce que je vais dire d’une manière raccourcie va probablement choquer certains d’entre vous, mais je suis là pour cela, et en plus cela animera notre débat. Un journaliste voit évidemment bien qu’il y a des problèmes  » violence et images « , par exemple tous ceux que je viens de citer, en litanie et dans le désordre. Evidemment, le journaliste doit rendre compte de ces problèmes, ils font partie de l’actualité. Mais en ce qui concerne ce journaliste, dans l’exercice de son propre métier, et à la seule condition qu’il fasse correctement son travail, le problème  » violence et images  » n’existe pas.

Alors évidemment, cette dernière affirmation peut sembler provocatrice. Ne négligez pas la phrase qui précédait : « à la seule condition qu’il fasse correctement son travail « . Qu’est-ce qu’un travail correct en matière d’information ? C’est, en utilisant tous les moyens existants, les sons, les textes, les dessins, les photos, les films, c’est le compte-rendu le plus exact possible des événements que l’on estime intéressants ou importants. C’est leur analyse, leur mise en perspective, et ce sont les commentaires que ces événements peuvent inspirer. Cette définition est terriblement exigeante, et nous serons tous d’accord pour dire que l’information souffre d’innombrables faiblesses. Mais, pour rester dans le cadre de notre thème, si ces événements dont nous devons rendre compte sont violents, cette violence doit faire partie de leur compte-rendu, d’un compte-rendu correct. Si cette violence est choquante, le problème ne réside pas dans l’image qui en rend compte, mais dans la violence elle-même, ses causes et ses auteurs. Je reprends quelques exemples que je citais au début en feuilletant Le Monde. Comment peut-on parler de la mondialisation et de la cassure Nord-Sud sans diffuser, même à l’heure du dîner, des images de famine et d’enfants-squelettes, dans l’un des pays du Sahel, ou ailleurs dans le monde? Comment peut-on évoquer le terrorisme sans montrer ses effets, soit naguère au métro Saint-Michel à Paris, soit l’an dernier à New York, soit plus récemment à Bali ? Comment peut-on rendre compte à la télévision de la délinquance en France, sans évoquer, un exemple entre mille, les voitures incendiées de Strasbourg ou les autobus caillassés à Aulnay-sous-Bois ? Toutes ces images ont été diffusées, et elles ont chaque fois fait l’objet de débats et de critiques.

Je fais une parenthèse. Dans les journaux télévisés, actuellement, les images de la guerre civile algérienne sont tellement quotidiennes que, malgré leur horreur, elles sont devenues banales, et l’on n’y fait plus attention. Je voudrais vous recommander, pour ceux qui ont accès à Canal Plus, de regarder lundi et mardi un remarquable documentaire qui s’appelle « Algéries » (au pluriel). La violence y est terrible, elle n’est pas seulement dans les images, elle est dans les mots, elle est dans les phrases prononcées. Au début du premier volet de ce documentaire, une femme, mère d’une fille assassinée par le G.I.A., se lance, sans faire attention à qui que ce soit, et surtout pas à la caméra, dans un discours d’une violence absolument extraordinaire, qui émeut, qui arrache des larmes et qui nous dérange au tréfonds de nous-mêmes. Ce sont des images d’une grande violence. Dans le même documentaire, une heure plus tard, il y a le discours, à la tribune, devant une énorme assemblée, du fils, huit ans, de l’un des dirigeants du Front Islamique du Salut, Belhadj. Et ce gamin de huit ans, sans lire de notes, contrairement à nos dirigeants politiques chevronnés, parlant spontanément, dit des mots qui dans la bouche de n’importe qui seraient effrayants, et qui dans la bouche d’un enfant de huit ans sont évidemment terrifiants. Ces documents sont d’une violence terrible. Ils nous font pourtant comprendre d’une manière très claire les causes et les conséquences de ce drame algérien que nous avons parfois tant de mal à comprendre.

Toutes ces images que je viens d’évoquer, d’Algérie, de famine, de terrorisme, … sont des images pénibles, mais ce sont des images vraies. Autrement dit, il ne faut pas faire porter sur l’image le jugement négatif que nous portons en réalité sur l’événement lui-même. Le critère numéro un de la déontologie de l’information, c’est l’exactitude. Ce serait une faute déontologique pour un journaliste, sous prétexte de ne pas choquer, de dissimuler ou de réduire l’aspect violent d’un événement. Mais ce serait évidemment aussi une faute déontologique que d’exagérer cette violence sous prétexte que la dramatisation attire l’attention ou l’audience. Pour me faire bien comprendre, deux exemples récents qui ont fait couler beaucoup d’encre et de salive : fallait-il, parce que l’image était épouvantable, ne pas montrer l’intérieur du théâtre de Moscou après l’assaut des forces de sécurité, avec ces cadavres cagoulés ? Fallait-il ne pas montrer l’image de cette femme afghane sauvagement exécutée en public par un Taliban? Dans l’autre sens, fallait-il, à la veille de l’élection présidentielle, diffuser à de nombreuses reprises, et tellement souvent que cela transformait cet événement en symbole de l’état général de la France, l’image d’un papy pitoyable d’Orléans maltraité ? Ou faut-il, comme c’est souvent le cas, limiter à l’image d’un unique incident le compte-rendu d’une manifestation globalement pacifique?

La caméra, comme l’attention de n’importe qui, est évidemment attirée comme un aimant par ce qui sort de l’ordinaire et du prévisible. Que la caméra filme l’incident, c’est normal. C’est ensuite, à l’occasion de la réalisation finale du reportage, que l’incident doit être remis en perspective. S’il a été important, il doit avoir une place importante, et la violence doit avoir une place importante ; s’il était marginal dans le cadre de l’événement, il doit avoir une place marginale, et la violence doit être discrète. On le voit bien, l’utilisation de l’image est évidemment particulièrement délicate. L’ image n’est pas plus objective que les mots, même si elle est saisie par  » l’objectif  » de la caméra ou de l’appareil de photo.

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