Dossier Rencontres anuelles

La violence et le message chrétien

Par Véronique Margron

Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France, « La violence, Comment vivre ensemble ? »

Séance présidée par Jean Boissonnat ancien président et membre du conseil des Semaines Sociales de France.

VÉRONIQUE MARGRON, théologienne, moraliste, professeur à l’Université catholique de l’Ouest et à l’Institut catholique de Paris.

Introduction : énigme de l’humain, énigme de Dieu.

Face à la violence, le sujet comme les communautés, ébranlés, bouleversés sont devant ces questions : « Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui nous arrive », et bien souvent aussi, au creux des violences sournoises des liens humains, « qu’est-ce que j’ai fait pour que ce mal-là m’arrive ? » Ce que les événements de violence produisent sur nos existences, de brisures, d’abîmes, de peurs, telle devient notre question

Mon champ 1 de réflexion théologique n’étant pas l’éthique politique, je ne m’aventurerai pas de ce côté et vous renvoie à nombre d’ouvrages. Ma question sera donc bien plus : qu’est-ce qui se passe dans la violence ? Car nous sommes effrayés de la violence 2 qui pourrait nous être infligée ; mais en même temps, nous avons peur aussi de notre propre aptitude à produire de la violence. N’éprouvons-nous pas un brin de satisfaction devant les fortes images de rétribution violente trouvées dans la Bible, des plaies infligées aux Égyptiens rapportées par l’Exode, aux punitions très imaginatives envisagées dans l’Apocalypse pour l’empire Romain, ses clients et ses élites. Comme pour des châtiments d’aujourd’hui envers ceux qui représentent des monstres pour nous. Parce qu’il y a ce mélange entre peur et satisfaction, jouissance parfois, aucune réflexion sur la violence ne peut être seulement rationnelle. Penser quelque chose de la violence implique inévitablement des émotions 3. Aussi nous faut-il assumer cette énigme du scandale des violences, mais en même temps nos propres intrications.

Présente partout dans le monde des hommes, la violence n’en demeure pas moins incompréhensible pour qui pense que le vœu profond de l’humain fragile est de connaître du bonheur et de la paix durant le temps de vie qui est le sien. C’est là que la pensée doit accepter de se tenir : devant un noyau d’énigme irréductible qui n’affecte la vie des hommes que parce qu’il fait partie de sa propre condition. D’où vient, en effet, que l’homme qui désire si intensément être heureux s’acharne avec tant de constance à se rendre lui même malheureux ou à désespérer son semblable dans son attente légitime du bonheur ? Cette violence est telle une force sans mesure et sans loi qui frappe, et blesse l’âme aussi bien que le corps, et elle tue aussi bien en privant un homme de sa vie qu’en détruisant ses raisons de vivre. Par le malheur qu’elle engendre, elle s’annonce bien comme la figure du mal que l’humain endure comme de celui qu’il est capable d’infliger à un semblable. Ainsi, si elle est bien banale au regard de l’histoire, de toujours à toujours, si familière, permanente, en tous lieux, politiques, économiques, intimes, elle n’en est pas moins insaisissable, elle qui justement peut s’infiltrer, s’insinuer au plus près de chacun, au creux. Texture. Et un désarroi certain de la pensée trouve ici sa cause, sinon sa raison. L’histoire de chacun et de tous indique qu’on ne peut la concevoir comme seulement passagère, épiphénomène d’un instant d’une histoire ; mais si nous nous mettons à penser qu’elle a toujours le dernier mot, c’est la pensée elle-même qui ne peut y survivre. Rappelons-nous ces propos d’E. Weil : “ si l’homme ne veut pas être une brute… ”

La violence nous “ ferme la bouche ” 4. La violence “ inhumaine ” est innommable, et, qui plus est, souvent déniée. La volonté de supprimer même la trace de la mort de ceux que l’on a tués fait ainsi partie de l’entreprise de destruction de la Shoah. L’élimination systématique des juifs comportait le désir que ce peuple n’ait jamais vu le jour. “ C’est une page de gloire de notre histoire qui n’a jamais été écrite, et qui ne le sera jamais ”, déclarait Heinrich Himmler, dans un discours secret annonçant les principes de la solution finale 5. Rayer les personnes de la surface de la terre, mais les supprimer aussi de la mémoire, pour que leurs traces se perdent. Effacer enfin l’acte lui-même de son propre souvenir, pour le transformer en un détail technique, et en éliminer toute horreur 6.

Indicible et tout autant inélaborable, la violence qui détruit le plus intime du corps, de la volonté, du désir de vivre, d’aimer, de croire. Elle peut même devenir violence faite à soi-même, terrible expiation de fautes jamais commises mais tant subies. Cette violence est comme la tête de Méduse où pour la victime elle-même, la regarder est si difficile, impossible parfois car justement non intégrable. Je reprendrai à mon compte l’expression de Jean Clair dans La barbarie ordinaire, la violence, c’est “ introduire au cœur du vivant les ferments de la corruption et de la décomposition, c’est-à-dire établir la mort au sein de la vie, [pour] créer enfin le monde des morts vivants que sera, par essence, le monde des camps 7. ”

Ainsi, comment la caractériser dans mon propos de réflexion en théologie morale, depuis les lieux que je tente d’habiter de proximité, d’écoute, de compagnonnage avec des visages marqués de peines, d’inquiétude, de secret espoir ?

Établir la mort au sein de la vie, c’est bien la définition que nous donnerons ici à la violence. La mort qui cherche à s’insinuer au milieu de la vie, si insidieusement souvent, toujours peut-être, c’est-à-dire sous couvert d’un “ bien ” dont le meurtrier est le maître, l’ordonnateur, le dieu. Bien de la race, bien pour le peuple, “ bien ” même pour la victime du climat incestuel 8, dont parle le psychanalyste Paul Racamier. Dans tous les cas, c’est le “ je ” qui devient si problématique, sa construction, son identification.

La violence sur laquelle nous tentons de réfléchir n’est donc pas celle d’une seule fureur meurtrière et brutale dont nous pourrions nous sentir menacés mais non concernés en nous-mêmes. Elle a, avec notre expérience d’humanité, un rapport bien plus complexe et ambigu. Elle peut venir rôder en tout lieu de relations, elle provoque au tréfonds de l’âme ce tremblement qu’elle resurgisse, envahisse, saisisse.

1. Notre propos sera très redevable à P. Beauchamp, A. Wenin, A. Gesché, Christian Duquoc, et bien d’autres. Lire en particulier pour des approches complémentaires : “ Violence et Royaume de Dieu ”, La Vie Spirituelle, Cerf, 744, septembre 2002. Articles, entre autres, de Ch. DUQUOC, J. ARÈNES, Ch MELLON, Fr. PÖCHÉ.

2. Il serait d’ailleurs si juste que des violences redoutables nous fassent accéder enfin à de la solidarité, dans la suite, par exemple de la définition que donnait Gandhi de la forme la plus commune de la violence : la faim.

3. Gregory BAUM, “ Pas de société sans violence ? ” In Concilium, 1998/274, p. 27-34.

4. Selon le sens du terme musterion

5. Léon Poliakov, Auschwitz, Paris, Juillard, 1964, p. 17.

6. Cité par Jacques ARENES, Souci de soi, oubli de soi, Bayard, 2002.

7. Jean Clair, op. cit., p. 76.

8. Paul-Claude Racamier, in L’inceste et l’incestuel, Paris, Editions du Collège, 1995.

[Retrouvez l’intégralité de cette conférence dans les actes de la session 2002 aux éditions Bayard, disponibles en librairie]

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