Dossier Rencontres anuelles

Les faits marquants du samedi matin- session 2002

Synthèse du samedi matin de la session 2002 des Semaines Sociales de France, « La violence, comment vivre ensemble ? ».

Après une première journée consacrée à dresser un panorama de la violence, de ses différentes formes et de ses acteurs, les thèmes abordés samedi 16 novembre ont permis de réfléchir sur les racines de la violence. C’est Jean Boissonnat, ancien président des Semaines Sociales de France, qui a présidé les conférences du matin. Quand la violence est-elle apparue entre les hommes ? Est-elle en contradiction avec le message chrétien ? Voici les grandes questions, toujours d’actualité, auxquelles les intervenants René Girard et Véronique Margron ont essayé de répondre.

« René Girard a joué un très grand rôle dans ma vie », a souligné Jean Boissonnat en présentant l’intervenant à l’auditoire. Professeur à l’Université de Stanford (Etats-Unis), l’écrivain, qui se défend d’être un philosophe, a étudié la question de la violence, à travers l’anthropologie (l’étude des sociétés humaines). Jean Boissonnat a été marqué par la lecture de son ouvrage majeur, La violence et le sacré (paru chez Grasset en 1972), « un coup de projecteur sur les relations entre l’homme et la violence ». René Girard s’est converti au christianisme au cours de sa carrière. C’est en homme de conviction qu’il s’est exprimé, avec une grande franchise, qui a stimulé les réactions du public.

L’anthropologie classique, celle des années 1850-1950, a échoué à expliquer les rapports entre la violence et la religion, a-t-il affirmé. Le projet de l’anthropologie était d’expliquer la naissance des sociétés, donc des cultures, notamment à travers le religieux. Mais elle n’y est jamais totalement parvenue. Et après 1950, un relativisme radical a poussé la société à se désintéresser des grandes questions : « Quel est le destin de l’Homme ? » ; « Dieu existe-t-il ? » ; « Qu’est-ce que le sacré ? ». « Aujourd’hui, on ne peut plus parler de Sacré car il n’y a plus d’Homme », a même lancé René Girard. Un propos qui n’a pas manqué de faire réagir l’auditoire. Tout en s’en démarquant, René Girard a souligné que ce type d’attitude s’est généralisé parmi les chrétiens, qui selon lui sont nombreux à penser que des notions comme la religion ne sont absolument pas homogènes et ne valent donc pas la peine d’être discutées.

L’anthropologie a voulu expliquer la naissance de la religion par la violence. Dans les religions archaïques, les anthropologues ont trouvé des constantes : des crises, qui sont souvent un meurtre collectif, celui d’un bouc émissaire. Ces crises sont à l’origine de tous les mythes. Les individus, poussés par un comportement mimétique de violence, animés d’un esprit de concurrence pour se disputer des objets ou des territoires, ont finit par désigner un coupable commun. En le condamnant, ils mettent fin aux tensions et permettent d’organiser la société. Le sacrifice et les interdits sont donc à la base de toutes les religions anciennes. Mais qu’en est-il de la religion chrétienne ?

« Le christianisme ressemble par beaucoup d’aspects à ces religions archaïques », a déclaré René Girard, puisque la crucifixion représente d’une certaine manière un sacrifice au sens archaïque, et la mort d’un bouc émissaire. Mais c’est une vision en trompe-l’œil, a-t-il expliqué. Selon lui, les anthropologues ont insisté sur cette ressemblance pour « démolir » la religion, en prétendant que le christianisme n’était qu’un mythe comme les autres, sans rien de spécifique.

Or, « le christianisme a retourné complètement la notion du sacrifice archaïque », a souligné René Girard. En effet, les mythes, comme celui d’Œdipe, n’apparaissent jamais contre la violence. Au contraire, la mort du bouc émissaire est un acte sacré. Tandis que, dans la Bible, les situations de violence se retournent contre leurs auteurs. C’est l’exemple de Joseph, rejeté par ses frères. Or cet acte de vengeance est dénoncé et c’est le point de vue de Joseph, la victime, que défend le texte sacré.

« Le christianisme est la première religion à présenter la victime, en l’occurrence le Christ, comme innocente », et c’est cela qui fait son originalité, a souligné René Girard. « Il nous impose de renoncer de façon inconditionnelle à la violence. » En aucune façon, on ne peut reprocher à l’Evangile ou au christianisme d’être violents, et de reproduire les anciens mythes. Au contraire, ils révèlent la violence présente dans toutes les sociétés.

« Le christianisme est extraordinairement contemporain », a-t-il conclu. Car il nous invite à nous dresser contre la violence, à en rejeter les racines présentes au cœur même des sociétés.

Les questions rassemblées par Françoise Le Corre, membre du Conseil des Semaines Sociales de France et Jean-Claude Escaffit, membre du comité des Semaines Sociales, ont porté notamment sur le rôle de la psychanalyse. A en croire René Girard, la psychanalyse serait une forme d’imposture, puisqu’elle présente le parricide et l’inceste comme des concepts fondamentaux, incontournables pour expliquer les comportements humains. Critiquant la théorie de Freud, René Girard a souligné que les parricides et l’inceste ne peuvent pas « être pris au sérieux », dans le sens où ils sont en fait des phénomènes marginaux. Selon lui, la psychanalyse a l’inconvénient d’évacuer les rivalités du présent au profit de conflits que l’on fait remonter à l’enfance.

« C’est difficile d’en discuter, car Freud est aujourd’hui devenu une véritable religion », a-t-il conclu avec ironie, faisant rire le public.

Pendant la pause, les participants à cette 77e Semaine sociale ont échangé leurs réactions. Si certains se sont sentis « bousculés » par les propos de René Girard, ses positions « non orthodoxes » et sa critique radicale de la psychanalyse, ils ont apprécié en tout cas sa liberté de ton.

Pause

Pendant la seconde partie de la matinée, c’est devant une salle toujours comble, et des auditeurs attentifs, que Véronique Margron s’est exprimée sur le thème « la violence et le message chrétien. » Dominicaine, théologienne et moraliste, elle enseigne à l’Université catholique de l’Ouest et à l’Institut catholique de Paris. Avant de devenir enseignante, elle a travaillé pendant 6 ans auprès de jeunes délinquants. Elle prépare un livre sur « l’échec traversé. » Jean Boissonnat a également souligné son intérêt pour la question de la sexualité et de la foi, un problème très actuel qui pourrait être le thème d’une future semaine sociale.

« Qu’est-ce que la violence ? Qu’avons-nous fait pour qu’elle arrive ? » : c’est par ces interrogations universelles que la théologienne a commencé son intervention. Nous avons, selon elle, un mélange de peur, mais aussi de jouissance, à l’idée d’infliger de la violence. Alors que nous aspirons à être heureux, la société reste encombrée par l’idée de la violence, qui s’insinue au creux de chacun.

Invitant le public à une « quête des textes bibliques », Véronique Margron a fait un plaidoyer en faveur du message chrétien, sur un ton souvent empreint d’émotion, suscitant à plusieurs reprises les applaudissements de la salle.

« Face à la violence, la Bible fait scandale. Elle raconte la violence, la violence sanglante », a-t-elle souligné, rejoignant en cela les propos de René Girard. Elle ne doit pas conduire à la résignation, elle doit au contraire nous pousser à réagir. Car au cœur de la création de l’Homme et de l’univers, il y a l’amour. Le septième jour, Dieu s’est reposé, et « son ultime geste a été le repos dans la douceur ». Au commencement, donc, la douceur est présente chez l’Homme, mais la violence a fait son apparition. Cette cassure, rien ne l’explique en apparence, a-t-elle assuré, et pourtant c’est une question à laquelle tout le monde devrait réfléchir.

Une cause possible de cette cassure, telle que nous l’expliquent les écritures, peut être la recherche de la reconnaissance. Les hommes ont besoin d’un autre pour être reconnus, et l’altérité nécessite une forme de différentiation, qui peut passer par la violence. C’est ce que nous montre la sortie d’Egypte, qui est un acte de confrontation, autant qu’une étape qui a permis à Moïse de découvrir Dieu et de progresser vers la paix. Une autre explication de la violence apparaît dans l’histoire de Noé. Après le second commencement, Dieu impose la loi du Talion, qui est une façon de limiter le mal, tout en l’admettant.

Mais comment revenir alors à l’état de « douceur créationnelle » ? C’est le Nouveau Testament qui apporte une réponse. Certes, la violence n’est pas absente de la vie de Jésus, surtout à travers sa parole qui est très directe et radicale. Jésus explique même à ses disciples que ceux qui veulent le suivre devront se retourner contre leur famille. La recherche du Royaume de Dieu constitue donc une forme de violence.

Mais c’est d’une autre forme de violence qu’il s’agit, a souligné Véronique Margron. C’est une « bonne violence », c’est l’excès de l’amour, c’est la recherche de la douceur. Une douceur qui passe par la douleur de la Passion, de la compassion par rapport aux autres qui souffrent. « Par la douleur de l’autre, le Christ s’inscrit pour entrer dans la douceur », il nous pousse à nous tourner vers lui. La mort est donc une énigme qui mène à la douceur. Elle doit nous faire comprendre que l’absolu n’est pas de ce monde. La violence de la Passion nous invite à nous détourner du mal. Elle nous montre que le Christ crucifié est un vrai homme, qui a trouvé dans l’amour des autres la douceur de la création.

La descente aux enfers est également riche en enseignements. Elle montre que c’est dans la violence de la mort, dans sa fatalité, que le Christ a trouvé le chemin de la résurrection. C’est un espoir pour tous ceux dont aujourd’hui, la vie est une descente aux enfers. Il y a donc dans le message chrétien une espérance fondamentale, mais qui ne doit pas se perdre dans la résignation. L’ennemi de l’espérance, c’est l’apathie à laquelle nous sommes tant habitués. A chacun de mettre en pratique « l’excès d’amour » offert par le Christ, « cette douce violence que Dieu nous a confiée », a conclu la théologienne sous les applaudissements de la salle.

Avant de laisser la place aux questions du public, Jean Boissonnat a remercié Véronique Margron pour avoir démontré que « la recherche du salut ne s’oppose pas à celle du bonheur. » Des notions trop souvent opposées selon lui.

Le public a interrogé la moraliste sur la question de l’angélisme, et sur la pertinence de l’amour comme réponse à la violence, un principe qui semble difficile à mettre en œuvre dans la vie réelle. « Nous devons avoir une attitude belligérante, combattive face à la violence », a-t-elle répondu.

Interrogée également sur l’évolution de la société, où l’idée de Dieu est rejetée par de nombreux citoyens, elle a souligné que ce « refus de Dieu » n’est pas forcément une source de violence. Au contraire, elle s’est déclarée optimiste, dans la mesure où les sociétés démocratiques ont permis aussi de faire régresser certaines formes de violence, et ont ouvert la voie au compromis et au dialogue, qui sont évidemment au cœur du message chrétien. Un sujet qui a ensuite alimenté les conversations de nombreux participants à l’heure de la pause déjeuner.

Frédéric Pouchot

Etudiant au Centre de Formation des Journalistes

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