Dossier Rencontres anuelles

Grand témoin – Jean-Paul Bailly

Conférence donnée au cours de la session 2000 des Semaines sociales, « Travailler et vivre »

Jean-Paul Bailly, président de la RATP

Je vais essayer de vous raconter une histoire et un vrai témoignage, en essayant de l’organiser en fonction de ma vie professionnelle, qui a été entièrement consacrée à la RATP et au service public.

Je dois être un des rares cas, sinon le seul, d’un jeune ingénieur entré vers 25 ans dans une entreprise publique parce qu’il avait envie de travailler pour le service public et qui, vingt-cinq ans plus tard, en ayant fait toute sa carrière dans cette entreprise, s’y retrouve désigné comme président. Avec au fond un défi supplémentaire qui était de réussir pour l’entreprise, mais de réussir aussi pour les autres salariés et cadres de l’entreprise, pour montrer à l’extérieur qu’un président issu des rangs de l’entreprise pouvait réussir aussi bien, voire mieux, que quelqu’un qui était parachuté.

Je me suis toujours senti un devoir moral très fort vis-à-vis de l’ensemble des cadres de l’entreprise – pour lesquels un dirigeant ou un président choisi parmi les rangs de l’entreprise représentait une forme d’ouverture et d’espoir – de faire en sorte que cette porte reste ouverte, voire s’ouvre encore plus.

Si vous avez des questions sur ces aspects plus personnels, je serai toujours prêt à répondre, mais je vais plutôt vous parler de mon expérience professionnelle et de la manière dont évolue, dans une grande entreprise comme la RATP, le travail, la relation au travail. Et pour tout vous dire, quand on m’a présenté le sujet de cette session: «Travailler et vivre», j’ai trouvé que c’était un formidable sujet et un très beau projet de vie, qui n’a pas manqué de m’interpeller parce qu’aussitôt je me suis rappelé que, dans les années 50 ou 60, la RATP a pu servir de symbole à l’inverse, c’est-à-dire: «Travailler et non vivre.» Pour les voyageurs, ce qui caractérisait l’utilisation du métro de la RATP, c’était la fameuse formule: «Métro, boulot, dodo», ce qui est assez loin du projet de vie de «Travailler et vivre». Pour les agents, à peu près à la même époque, il y avait la chanson de Serge Gainsbourg, Le poinçonneur des Lilas, qui parlait de celui qu’on voit et qu’on ne regarde pas. Ce qui, en termes de relations de services et de qualité de vie au travail est tout un programme.

Je me suis dit que probablement à l’époque, malgré le caractère un peu caricatural ou réducteur de ces formules rapides et à l’emporte-pièce, il y avait forcément un fond de vérité. Aujourd’hui, ce que je voudrais essayer de vous démontrer, c’est qu’on est loin de ça, que les choses ont à mes yeux beaucoup évolué.

Je vais essayer d’organiser mon propos en trois parties: une première partie sur notre environnement, la nature et la finalité de notre activité, parce que je pense qu’on ne peut pas parler du travail si on ne dit pas un mot des conditions dans lesquelles il s’effectue; une deuxième partie sur le contenu des métiers et des compétences et leurs évolutions. Et enfin, un dernier volet qui concerne la relation au travail.

Je crois qu’avant d’en venir au travail proprement dit, on ne peut bien le comprendre et l’interpréter que si on a vraiment à l’esprit les mutations de l’environnement et le contexte dans lequel on vit. Comment se traduit cette relation au travail et ce contexte ? D’abord par un certain nombre d’évolutions, la plus spectaculaire d’entre elles étant les technologies. Ce n’est pas la seule, mais c’est la plus spectaculaire. Je vais vous en donner quelques exemples pour que vous en preniez la mesure: dans cinq ans, dans dix ans au grand maximum, plus un seul des métiers de l’entreprise ne ressemblera aux métiers d’aujourd’hui. Quand on considère le chemin parcouru entre les trains qui circulaient encore au début des années 80 – et qui étaient eux-mêmes des trains des années 30, les fameux trains sprague d’avant-guerre – et ceux qui circulent aujourd’hui, des trains totalement automatisés comme meteor, on voit à quel point le contexte est totalement transformé. Tout à l’heure, je dirai un mot de l’évolution des métiers dans des contextes automatisés où les métiers qui avaient un caractère répétitif et mécanique disparaissent au profit de métiers dans lesquels il y a une valeur ajoutée, en termes de relations de services et de relations humaines beaucoup plus importantes.

Tous les autobus sont totalement nouveaux. On voit renaître le tram, qui avait complètement disparu dans les années 30. Les techniques ont changé. Les nouveaux carburants, les nouvelles énergies, les techniques de l’information changent aussi totalement la relation de travail et la relation aux voyageurs. Nous avons aujourd’hui des techniques qui permettent de donner une information multimodale, c’est-à-dire sur tous les modes en même temps en temps réel, et bientôt sur tous les supports, c’est-à-dire sur place, aux points d’arrêt par exemple, mais aussi sur votre minitel, sur votre ordinateur, sur Internet, sur votre portable; vous aurez dans deux ou trois ans des informations personnalisées, en direct sur votre portable, pour vous dire quand arrive le bus qui vous intéresse.

Le monde va donc changer de manière extraordinaire et les métiers qui vont avec, et les exigences des voyageurs et des services aussi. Déjà, sur un certain nombre de lignes, le téléphone mobile est utilisable. Dans quelques années, il sera utilisable partout sur le métro. Les techniques pour contrôler et valider les billets vont changer. Il y aura partout de la télébillettique, de la télémonétique. Tous les systèmes magnétiques vont disparaître: tous les systèmes vont être des systèmes sans contact.

Et cela veut dire que tous les métiers correspondants vont changer. Les métiers de vente vont changer. Les métiers de contrôle vont changer. Les métiers de conduite vont changer. Les métiers de maintenance, avec le développement de tous les systèmes de télémaintenance, de télédiagnostic. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut avoir en tête, et ce changement tend à s’accélérer. C’est un lieu commun de dire ça. Mais c’est quand même extraordinairement vrai. Quand on prend la nature des équipements, le tunnel dure cent ans, le matériel roulant quarante ans, le système de Télécom dix ans, et les générations de portables dix-huit mois. On a un phénomène réel de transformation et d’accélération qui pose de très importants problèmes d’adaptation de savoirs, de compétences, voire de comportements.

Une autre évolution, fondamentale, concerne la clientèle. Elle évolue beaucoup. Elle est d’abord de plus en plus mobile. La mobilité est en train de devenir un mode de vie. Ce n’est pas seulement une exigence pour aller d’un point à un autre; pendant que les gens se déplacent, ils veulent continuer à vivre. Ils veulent continuer à être en relation. Ils veulent continuer à avoir accès à des services. C’est quelque chose de très fort qu’on est amené à prendre en compte: on est amené à passer de ce qui était un transport de masse à un transport de plus en plus diversifié.

D’ailleurs, on peut donner quelques exemples. Juste après guerre, les déplacements entre le domicile et le travail représentaient 50% des déplacements de l’entreprise. Aujourd’hui, ils représentent moins de 25%. C’est dire que la formule métro-boulot-dodo est largement dépassée, puisque moins d’un quart des gens qui prennent aujourd’hui le système sont dans un déplacement entre leur domicile et leur travail.

Il y a aussi des attentes de plus en plus individualisées, et ce n’est pas facile pour un transporteur qui reste un transporteur de masse de répondre à ces attentes de plus en plus individualisées. Mais grâce aux systèmes de tarification, grâce à la qualité de la relation de services avec le personnel, on peut répondre à ces attentes personnalisées. Aujourd’hui, il est clair que les seniors et les jeunes, par exemple, ont des attentes totalement différenciées par rapport à notre service, attentes qui vont beaucoup plus loin que d’être simplement transportés.

La ville évolue. Aujourd’hui, Paris n’est plus qu’une petite partie de l’agglomération. L’essentiel de la population habite en banlieue et l’essentiel des déplacements se fait en banlieue, là où précisément les transports en commun ne sont pas suffisamment présents. Il faut revoir la conception des transports en commun pour qu’ils soient véritablement au service de l’ensemble de l’agglomération et pas seulement au service du centre et de l’accès au centre.

La ville évolue aussi parce que, et ça joue beaucoup sur les métiers, elle est en train de se désynchroniser. Ce n’est plus du tout le travail qui rythme la ville. La ville est en train à la fois de se mondialiser et de vivre 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il n’y a jamais eu autant d’activités le samedi, jamais autant d’activités le dimanche, jamais autant de monde en juillet et en août, avec les touristes, jamais autant d’événements. La ville n’est plus sur un rythme quotidien: elle est sur un rythme événementiel. Toutes les semaines, il y a des événements majeurs, parfois des événements très importants comme les JMJ ou la coupe du monde. On est sur un rythme d’événements permanents, et c’est ça qui fait battre le cœur de la ville maintenant. Ce n’est plus du tout le rythme quotidien d’alternance domicile-travail entre Paris et la banlieue.

Tous ces éléments-là ont des effets très importants sur la nature du service à offrir. Tout cela nous amène à redéfinir complètement la mission de l’entreprise. Il y a là un impact tout à fait décisif sur les métiers, les activités et le travail. Nous sommes amenés à passer d’une simple fonction de transport collectif – ce qu’on pourrait appeler des techniciens du déplacement – à une dimension de services soucieuse des attentes individuelles.

Cela se traduit par de nombreux aspects. D’abord la terminologie: le mot «usager» est progressivement abandonné, d’autant plus qu’avec les nouvelles technologies nous allons connaître individuellement tous nos clients, ce qui va aussi changer fondamentalement tous les métiers de l’entreprise. Nous allons passer d’une entreprise de transport de masse qui avait 4 millions d’usagers anonymes, à un transport individualisé – qui reste de masse, mais dont l’attention au client est individualisée – avec 4 millions de clients connus et individualisés avec lesquels nous pourrons avoir une relation personnalisée. Vous voyez comment, à travers cette dimension, les métiers et les attitudes dans l’entreprise vont changer.

Et puis une entreprise comme la RATP ne peut pas être seulement un transporteur. En tant qu’entreprise publique, elle est au cœur du rythme et de la vie de la ville. Donc, elle est aussi une actrice à part entière de la ville et une partenaire des collectivités territoriales. En ce sens, elle a un rôle commercial qui est de faire en sorte que les gens se déplacent dans la ville, mais aussi de donner accès aux services de la ville. Par exemple, dans deux ans, il y aura mille bornes internet dans le métro qui donneront un moyen d’accès formidable aux différents services de la ville.

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