Dossier Rencontres anuelles

A l’écoute de la société

Conférence donnée lors de la session 1999 des Semaines sociales de France, « D’un siècle à l’autre, l’Evangile, les chrétiens et les enjeux de société »

Robert Rochefort, directeur général du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), vice-président des Semaines sociales de France

À session exceptionnelle, démarche préparatoire exceptionnelle. Ceux qui, parmi vous, étaient présents à notre rencontre d’il y a deux ans se rappellent-ils qu’il leur avait été remis, à l’époque, un petit questionnaire destiné à préparer notre Semaine sociale de cette année ? Il comportait trois questions :

1. Quels sont les enjeux majeurs auxquels notre société aura à répondre dans les prochaines décennies ?

2. Que pense-t-on que la société attende des chrétiens dans les prochaines décennies ?

3. Quelles que soient ces attentes, comment voit-on l’apport du christianisme à la société, que l’on soit chrétien ou non ?

Trois cents semainiers de 1997 avaient bien voulu répondre. Le dépouillement de ces réponses a fourni un point de départ à notre réflexion.

Ensuite — il y a un an — nos amis des antennes de province des Semaines sociales de Lille, Lyon, Rennes, Marseille… ont réuni des petites équipes autour des trois mêmes questions. Il en est résulté des comptes rendus détaillés que nous avons intégrés à notre réflexion.

Parallèlement, les Semaines sociales ont commandé une enquête qualitative approfondie à un cabinet d’études spécialisé — la société Téléos, dirigée par Mmes Larché et Legrand —, réalisée à partir de groupes de chrétiens et de non-chrétiens, de personnes plutôt jeunes et d’autres un peu plus mûres, réunis à Paris et dans certaines villes de province. Les trois mêmes questions ont servi de trame à de longues réunions (deux à trois heures) qui ont ensuite été dépouillées selon des méthodes professionnelles.

Enfin, vous avez peut-être déjà lu La Vie ou La Croix parus aujourd’hui, dans lesquelles sont publiés les résultats du sondage que nous avons commandé à l’institut ISL sur ces mêmes thèmes . Je remercie chaleureusement tous ceux qui nous ont aidés à mettre au point et à financer les deux phases professionnalisées et coûteuses de ce travail, et en particulier les groupes Bayard Presse et Publications de la vie catholique.

Au total, ce sont 2 500 personnes qui ont été questionnées sous une forme ou sous une autre. Dans notre session de l’an passé, j’avais indiqué que les sondages d’opinion devraient être utilisés avec précaution. Nous sommes ici dans une démarche où le sondage est venu coiffer une réflexion qui a duré deux ans. Il vérifie et quantifie des hypothèses qui ont émergé des phases qualitatives.

Je rentre maintenant dans le vif du sujet en reprenant le canevas des trois questions. Pour chacune d’entre elles, je vous présenterai les résultats auxquels nous avons abouti. Ensuite, ce sera au tour de trois jeunes de réagir, ayant eu la primeur, il y a quelques semaines, de cette analyse.

Les défis de l’avenir

La première question concerne les enjeux majeurs tels que la société les ressent quand elle regarde son propre avenir. C’est le fondement même de notre démarche: partir du monde tel qu’il est et se perçoit, avec ses inquiétudes et ses espérances. Certaines réponses vont vous apparaître sans surprise et, pourtant, la force avec laquelle ces idées ont émergé ne peut nous laisser indifférents.

Bien entendu, ce sont d’abord des problèmes très concrets qui surgissent: le chômage, l’avenir des retraites, l’immigration, la démographie. Mais très vite, au-delà de ces thèmes, lorsqu’il s’agit d’entrevoir l’avenir, dans les prochaines décennies, ce sont des interrogations beaucoup plus fondamentales et plus larges qui surgissent. On peut les articuler en trois familles de questions.

Le poids excessif de l’économie

La première d’entre elles regroupe des interrogations liées à l’hypertrophie de l’économie et de l’argent dans notre société devenue presque totalement marchande. À cela se rajoute la dénonciation d’un développement continu des inégalités sociales dans les pays développés et des inégalités de développement entre les pays du Nord et ceux du Sud. Plus fondamentalement encore, c’est la question de la place de l’homme qui est posée.

Y a-t-il un pilote dans cet avion de la mondialisation économique, qui semble aller toujours de plus en plus vite, sans que l’on sache par ailleurs ni bien précisément où il va, ni plus encore qui détermine le plan de vol et par quel type d’instrument il est gouverné ?

N’assiste-t-on pas à un développement économique qui broie l’homme, au lieu de servir son épanouissement ? Les Français avaient mis plus de dix ans à se faire à l’idée d’un capitalisme compatible avec une tradition de protection et d’équilibre social, à se réconcilier avec les règles de l’entreprise, avec le profit nécessaire pour le dynamisme de la croissance. Mais derrière ce capitalisme, qualifié de rhénan par notre ami Michel Albert, il s’en cachait un autre : un capitalisme anglo-saxon financier, fondé sur une rentabilité à très court terme et faisant peu de cas des préoccupations sociales. C’est cette forme très agressive et violente de capitalisme qui se répand aujourd’hui à travers le monde, ébranlant peu à peu, mais avec constance, les différentes composantes des compromis sociaux précédents.

Un individu pris au piège d’une société trop individualiste

Le deuxième défi majeur perçu pour les décennies à venir a trait au statut de l’individu. Il ne s’agit pas de dénoncer trop rapidement « une société individualiste ». Nous savons tous que cette société s’appuie sur des fondements qui ne nous sont pas étrangers, et nous savons tous aussi que notre mode de vie nous procure un « confort au quotidien » auquel nous sommes attachés. L’interrogation est plus sérieuse : elle porte sur la très forte tension, voire la contradiction dans laquelle se trouve désormais placé l’individu. D’un côté, on fait appel à sa responsabilité : il faudrait qu’il soit capable d’être toujours de plus en plus mobile, autonome, qu’il soit capable d’apprendre à tout âge et, simultanément, il fait l’expérience tous les jours de ce qu’il perçoit être son impuissance à transformer le cours des choses qui a le pouvoir, qui décide, et avec qui entrer en négociation dans les différents champs de la vie politique, économique et sociale ? Même en ce qui concerne la vie quotidienne, les administrations trop bureaucratiques sont anonymes, elles renvoient de guichet en guichet. Dans l’entreprise, le chef de service, le directeur d’usine, voire le dirigeant lui-même, font état de leur absence de marge de manœuvre. Corinne si tout s’imposait par le système lui-même.

Aujourd’hui, l’individu est à la fois valorisé et culpabilisé. On lui reproche de ne s’intéresser qu’à ses droits et jamais à ses devoirs. Bien entendu, cela est à la fois vrai et faux, juste et injuste selon les cas. Pensons, par exemple, à l’école : il y a un discours public qui culpabilise les parents démissionnaires dans l’éducation de leurs enfants. Toutes les enquêtes tendent à prouver que ce n’est pas le cas et que très nombreux sont les parents qui accompagnent de très près leurs enfants. À tout le moins, un minimum de nuances s’impose.

Et que dire de la si précieuse liberté de l’individu supposée caractériser notre société? Cette liberté est-elle réelle ou n’est-elle que formelle ? N’est-ce pas plutôt une liberté très encadrée par des jeux de rôle au fond très contraignants, et en tout cas extrêmement conditionnants ? Si l’individu est pris dans cette contradiction entre ce qu’on attend de lui et l’impossibilité de le faire, c’est probablement parce que les régulations collectives intermédiaires ne fonctionnent plus. L’individu est seul face à un système anonyme. La foule est composée d’individus solitaires. Dans les différentes études, les personnes interrogées ont souvent exprimé le besoin de retrouver des rythmes collectifs, des temps forts vécus ensemble, des rites sociaux.

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