Dossier Rencontres anuelles

Conclusion de la session 1999

Conclusion donnée au cours de la session 1999 intitulée « D’un siècle à l’autre: l’Évangile, les chrétiens et les enjeux de société »

JEAN BOISSONNAT, président des Semaines sociales de France

Cette soixante-quatorzième session des Semaines sociales de France aura éclairé une préoccupation et confirmé une renaissance.

Une préoccupation

La société française est inquiète. Les enquêtes réalisées à l’occasion de cette rencontre nous montrent des Français égarés dans une société qui change trop vite. L’économique prend le pas sur le politique, mais cela ne les rassure pas, malgré les tragédies que le XXe siècle a connues du fait des excès du politique, rouge ou brun. Dans le politique, il y a toujours un pouvoir visible, que l’on peut aimer ou haïr. Dans l’économique, les déterminismes sont insaisissables : on ne traîne pas des marchés au tribunal de l’Histoire. Dans cet univers sans visibilité, l’affaiblissement du phénomène religieux contribue au désarroi. La preuve, ce sont les populations les plus croyantes qui sont les moins inquiètes. Mais elles sont de moins en moins nombreuses. Et les autres n’attendent guère que les croyants répondent à leurs interrogations.

Faut-il en être surpris ? Non. Dans la France supposée chrétienne du XIXe siècle, on cherchait dans l’Église plus un refuge contre les nouveautés de la vie collective – la science, l’évolution industrielle, l’urbanisation, la démocratisation – qu’une contribution à leur humanisation. On rêvait de reconstruire une chrétienté.

Le christianisme social a été un long apprentissage pour expérimenter les modes d’intervention des chrétiens dans la vie sociale lorsque celle-ci n’est plus régie par des lois et des institutions explicitement chrétiennes. Ce n’est que peu à peu, et non sans contestations à l’intérieur de leur propre Église, que des chrétiens ont contribué – avec d’autres – à développer une législation sociale, à renforcer l’action syndicale et celle d’éducation, à élargir le champ de la démocratie, à contester les totalitarismes, à oeuvrer pour la paix et le développement, à générer de nouvelles structures collectives – songeons à leur rôle dans la construction de l’Europe, encore inachevée.

Aujourd’hui, ce n’est plus la condition ouvrière dans le capitalisme naissant qui pose le problème social majeur. C’est le risque d’une domination invisible du capitalisme financier dans l’empire planétaire unifié par l’Internet, un empire sur lequel, effectivement, le soleil ne se couche jamais. Il ne serait pas seulement vain de remettre en cause la mondialisation de notre système économique ; ce serait aussi dangereux pour le développement des pays les plus pauvres, dont certains (hélas ! pas tous) commencent à sortir de leur misère ancestrale. Ils ont besoin, ces pays, de débouchés, de capitaux, de technologies dont les accès seraient compromis par le «recloisonnement» de l’économie mondiale.

Ce qui se cherche, c’est un nouveau contrat social qui donne sa légitimité à une économie mondialisée. Que les pays développés commencent par tenir leurs promesses : ils se sont engagés solennellement à réduire la pauvreté de moitié en vingt ans ; à porter l’aide aux pays en voie de développement à 0,7 % de leur produit national, alors qu’en réalité ils l’ont réduite, de 0,35 % en 1990 à 0,23 % aujourd’hui. Du côté des pays du Sud, que l’on cesse de regretter le retard des dépenses sociales alors qu’on donne la priorité aux dépenses militaires ; qu’on établisse des règles de droit sans lesquelles la dialectique du corrupteur et du corrompu ruine la confiance, condition première de l’échange marchand.

Nous lutterons ainsi contre des phénomènes d’exclusion qui ne s’expliquent pas seulement par des raisons économiques. Dans des sociétés qui font profession d’égalité et de laïcité, les identités ont du mal à se constituer et les solidarités à se diffuser au-delà des mécanismes institutionnels supposés les garantir.

Les solidarités du XXIe siècle devront être plus techniques, plus responsables, et surtout plus fraternelles que celles du XXe siècle. Plus techniques parce que nos systèmes complexes ne peuvent se contenter de bons sentiments. Plus responsables parce qu’il ne sert à rien d’agir pour les populations si l’on n’agit pas avec elles. Plus fraternelles parce que l’homme a toujours besoin des hommes, et pas seulement d’un guichet où retirer une allocation.

Perturbés par les mécanismes économiques qui leur semblent indéchiffrables, nos contemporains ne le sont pas moins par les nouvelles percées de la science et de la technologie. C’est leur vision du monde qui les entoure et de la vie même, qui est bouleversée. Certes, les sciences ne sont plus considérées comme une religion de substitution. Du coup, toute percée scientifique nourrit, simultanément, espoirs et peurs. C’est particulièrement vrai des sciences du vivant, promesses de soins nouveaux et menaces pour l’identité de l’espèce humaine. Les chrétiens se garderont bien de diaboliser la recherche car la foi n’a rien à perdre aux progrès de la raison. C’est même ainsi qu’ils auront le plus de chances de se faire entendre, quand ils mettront en garde contre les risques d’un eugénisme scientifique qui détruirait l’égale dignité des êtres humains, en recourant à de nouvelles formes de sélections.

Construire la paix dans un monde animé par autant de secousses ne sera pas facile. On voit bien comment la mondialisation économique produit, en retour, la crispation sur les identités culturelles, ethniques ou territoriales. Cette crispation crée des conditions de conflits d’autant plus ravageurs que les guerres modernes se veulent économes du sang des soldats au prix d’une effusion supplémentaire du sang des populations civiles.

Des violences aussi à l’intérieur de nos villes. Le droit d’ingérence, qui apparaît à l’intérieur des souverainetés nationales, pour mettre fin à de tels conflits, ne peut être laissé à l’appréciation des puissances les plus fortes. Ce droit requiert une légitimité que seule la communauté des nations peut donner. Il suppose une appréciation des risques, de telle sorte que sa mise en jeu ne crée pas plus de dommages que n’en provoque un état de fait, fût-il injuste. Ainsi, les nouveaux champs d’intervention dans la vie sociale sont-ils plus vastes, plus complexes, plus instables que ceux dans lesquels les chrétiens ont agi au XXe siècle.

Une renaissance

C’est Jean-Paul II lui-même qui nous le rappelle dans la lettre qu’il nous a adressée: le message social de l’Évangile n’est pas une théorie ni un programme. C’est un fondement et une motivation pour notre action. Faisant ainsi écho à une interrogation que se posait André Malraux quand il écrivait : « Peut-il exister une communion sans transcendance, et, sinon, sur quoi l’homme peut-il fonder ses valeurs suprêmes ? »

Ce que les chrétiens apportent dans l’action sociale, ce n’est pas une technique à laquelle d’autres ne penseraient pas, c’est ce fondement : l’homme tel que Dieu l’a voulu et dans lequel il s’est incarné ; et cette motivation : non pas d’abord la gloire ou la richesse, mais le désir de faire la volonté du Père par amour pour Lui et pour nos frères. Rien dans tout cela n’impose de fonder des partis chrétiens, de construire une économie chrétienne ou de gérer des entreprises chrétiennes. Rien même n’oblige tous les chrétiens à prôner les mêmes solutions, car la complexité des situations concrètes ouvre le champ à la diversité des initiatives. La foi, nous a-t-on dit, n’est pas l’uniformité, c’est la communion. Ce que les chrétiens ont en commun, c’est le moteur de leur action avec toutes les traditions recueillies dans l’enseignement social de l’Église. N’est-ce pas d’ailleurs ce que les hommes attendent d’eux : qu’ils se réfèrent à leur identité, qu’ils montrent le sens de leur action, qu’ils illustrent la qualité de leurs liens ? « Voyez comme ils s’aiment », disait-on des premières communautés chrétiennes.

Notre soixante-quatorzième session des Semaines sociales de France a voulu illustrer cette renaissance de l’action sociale des chrétiens. Elle l’a fait en rassemblant plus de monde : nous aurons été près de 2 500 personnes à nous retrouver durant ces trois jours et demi. On n’avait pas vu cela depuis plus de trente ans.

Elle l’a fait en développant toutes sortes de dialogues. Je voudrais remercier ici tous les intervenants et plus particulièrement les femmes qui ont pris en charge quelques-uns des sujets les plus difficiles, les amis étrangers qui ont élargi les horizons, nos frères dans la foi en Jésus-Christ et nos frères d’autres religions qui ont accepté de participer à nos travaux. Nous devrons tirer les leçons, pour l’avenir des Semaines sociales, de ces innovations.

Plus largement, au-delà de cette enceinte, nous devrons approfondir le rôle des laïcs chrétiens. À propos des problèmes difficiles qu’ils ont à résoudre pour la mise en oeuvre de leur législation concernant l’avortement, nos amis allemands nous ont fait part de leurs intentions : créer des centres complètement indépendants de l’Église institutionnelle, dans lesquels des chrétiens, ne cachant rien de leur identité, en fidélité avec l’enseignement reçu, accompagnent les femmes qui viennent les rencontrer, dans la démarche difficile qu’elles doivent accomplir avant d’effectuer un choix particulièrement éprouvant (un choix qui ne relève que de leur conscience personnelle). Je comprends que l’Église institutionnelle – qui est l’Église enseignante – ne veuille pas brouiller le message de vie qu’elle proclame et ne peut pas ne pas proclamer, en s’engageant dans le processus complexe, douloureux, obscur, des choix de vie individuels. Mais alors, les laïcs doivent prendre le relais, sous leur seule responsabilité. Ils sont aussi l’Église, mais ils ne sont pas l’Église enseignante. Ils sont les témoins de la foi dans le monde. Ils doivent aussi protéger l’Église enseignante contre les risques de prises de position hâtives, incertaines, sur des sujets techniques et de vie concrète. Sommes-nous à la hauteur de nos vraies responsabilités ?

Il nous reste beaucoup à faire. En particulier pour renouer la chaîne des générations. Des jeunes nous ont rejoints cette année. Plus nombreux, certes, mais pas encore assez nombreux. C’est pourquoi, en conclusion, j’adresse cette lettre à un jeune chrétien de vingt ans à l’aube du nouveau siècle, symbole de nos espoirs, illustration de notre mémoire.

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